
Près de six siècles après sa mort, Jeanne d’Arc continue d’inspirer artistes et penseurs. Judith Chemla la ressuscite sur scène dans une performance bouleversante portée par la musique et la mémoire. Retour sur Le Procès de Jeanne au Théâtre des Bouffes du Nord à Paris.
Jeanne d’Arc périt sur le bûcher après avoir été jugée coupable d’hérésie. Dès l’âge de 13 ans, elle affirme entendre des voix venues du ciel, lui confiant la mission de chasser les Anglais du territoire français. Elle libère la ville d’Orléans et permet à Charles VII d’être reconnu comme le roi légitime de France. Près de six siècles après sa mort, Jeanne d’Arc continue de soulever des débats sur l’identité nationale, le rôle des femmes dans l’histoire ou encore la spiritualité. Son histoire résonne encore dans une société en quête de repères et de héros.
Avec Le Procès de Jeanne, Jeanne d’Arc continue d’envoûter les esprits, de déchaîner les passions par ses pensées, de susciter les controverses en raison de ses prises de position. Pour Judith Chemla, l’actrice qui l’incarne, les mots de cette dernière lors de son procès en 1431 “sont un témoignage inouï de sa liberté de ton, de son insolence, de sa force, de son humour face à des juges pour qui elle n’était qu’une manipulatrice et une menteuse”.
Cette création naît de la complicité artistique entre Judith Chemla, Yves Beaunesne et Camille Rocailleux, réunis une première fois autour de L’Annonce faite à Marie de Paul Claudel au Théâtre des Bouffes du Nord en 2014. À partir d’un livret conçu par Marion Bernède et tiré des véritables minutes du procès, retranscrivant fidèlement la langue et les tournures de l’époque, Yves Beaunesne façonne un oratorio théâtral où se mêlent récit historique, souffle lyrique, intensité dramatique et puissance musicale, le tout prenant vie dans la scénographie singulière offerte par le théâtre des Bouffes du Nord.
La scène est habitée par des instrumentistes et des choristes, qui accompagnent Judith Chemla dans cette incantation ardente du martyre de Jeanne. À leurs côtés, la création vidéo de Pierre Nouvel fait surgir, par des projections percutantes, les figures fantomatiques du procès, donnant corps et voix aux témoins cruels et silencieux de cette page bouleversante de l’Histoire.
Brûlée vive le 30 mai 1431 à 19 ans, Jeanne d’Arc a été condamnée à la suite d’un procès de dix minutes. Que résument dix minutes de l’essence d’un être? De quel essentiel fait-on abstraction? Jeanne a peur. Mais elle tient. Elle se tient debout face à des juges qui parlent un autre langage. Elle ne baisse pas les yeux. Et pourtant, ses genoux fléchissent. Elle chante d’une voix d’ange la solitude de l’être à l’heure de la mort et implore son Dieu. Femme parmi les hommes, elle refuse de mettre sa robe et tient à son costume d’homme, qui lui donne la légitimité de rétorquer sans scrupules, mais aussi d’afficher sa propre rébellion, sans flancher, fidèle à son âme.
“— En quelle langue parlent vos Voix?
— Meilleure que la vôtre.
— Croyez-vous en Dieu?
— Mieux que vous.”
Judith Chemla chante sa douleur. D’une voix de mezzo-soprano, elle sublime le ressenti de Jeanne d’Arc et offre ses louanges dans l’âtre du théâtre, comme une prière ou une imploration. On est perdu entre chant et monologue, le tout entrecoupé par l’omniprésence en temps réel du clergé et des juges de Rouen sur le grand écran envahissant du plateau. Cette performance, loin d’être classique, offre, dans son minimalisme et à travers ses outils théâtraux contemporains, une nouvelle dimension à Jeanne d’Arc. Dans l’antre du théâtre, une femme, seule, se tient. Ses paroles sont pulsion de vie. Ses chants, élévation face à la mort. Combien de paroles percent encore, seules, face à l’injustice des hommes, et lesquelles sont entendues, écoutées, crues? Une leçon d’Histoire qui révèle toutes nos failles d’humains.
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