Du rich qolo au rich kipo
Le rich kipo de Gengel. L’église Saint-Elie à Gengel, surplombant Byblos. ©Amine Jules Iskandar

Depuis le Moyen Âge, les constructeurs libanais n’ont cessé de prendre en compte l’importance de leur chant liturgique dans l’édification de leurs églises et l’élaboration de leur architecture. L’édifice de pierre se mettait au service de la voix, de la musique et du chant. Il en était une forme de cristallisation.

Le chant syriaque est d’essence démocratique. La messe est une communion horizontale entre l’officiant et les assistants. Le chant est une forme de prière constituant l’une des assises de la messe. Il est connu et pratiqué par l’ensemble de la communauté. “Tous, écrivait le bénédictin Dom Jean Parisot en 1899, tous, prêtres, clercs, assistants et jusqu'aux enfants, peuvent prendre part au chant liturgique. Excepté les parties réservées à l'officiant, les chants sont exécutés par tous ceux qui savent lire le syriaque. Et il précisait aussitôt que même les personnes ne pratiquant pas la lecture étaient capables de participer en mémorisant les prières et les hymnes.”

Épitaphe du patriarche Joseph Estéphane à Gosta, 1793 (crédit Amine-Jules Iskandar)

 

Le rich qolo

Pour faire simple et plus accessible, tous les chants ont été construits sur un principe de strophe type appelée rich qolo, équivalant à l’hirmus des Grecs. Qolo signifie à la fois la voix ou le son. Le rich qolo est donc le son, ou la mélodie principale qui va servir de modèle pour la composition des hymnes. Au début d’un poème, nous pouvons alors lire “selon le qolo de …” Cette indication faisait ainsi office de notation musicale puisqu’elle permettait de savoir selon quel air était chanté le texte en question.

Ainsi, sur la tombe du patriarche Joseph Estéphane à Gosta, nous pouvons lire au début de son épitaphe “Qolo d’veit anidé”. Le texte gravé en dessous est donc supposé être chanté selon la mélodie “d’veit anidé”.

La culture syriaque que le bénédictin avait rencontrée était vivante. Ce n’est pas vers les instituts spécialisés ou les bibliothèques qu’il s’était orienté, mais vers les villages et leurs chorales. Dans la région de Qadicha, il s’est dirigé vers Hasroun où il a pu relever de nombreuses notations de chants. Il a alors écrit que “le chœur de Hasroun est le meilleur dans la communauté à perfectionner les airs syriaques”. Il a ainsi décidé d’accomplir son travail en basant sa notation sur les airs tels qu’ils sont connus et pratiqués à Hasroun, ce village considéré comme une référence en la matière.

Dom Jean avait même constaté dans ces airs “un accent et une tonalité propres aux Hesrounites. Ainsi en est-il du premier air de Bkulhoun-Saphré, de Yawmono, de Hdaw-Zadiqé, de Qadishat-Guér-Bashroro. J'ai noté, a-t-il précisé pour souligner cette richesse, vingt mélodies pour le Bo'outo-d-Mor-Yaaqouv, sept pour le Bo'outo-d-Mor-Éphrem, toutes connues à Hasroun”.

La typologie

Les déclinaisons du rish qolo sont nombreuses. C’est pour cela que les qolé (pluriel de qolo) étaient eux-mêmes classés en plusieurs genres musicaux, selon leur type. Nous y retrouvons ainsi le qolo pchito signifiant le ton simple, le qolo achinto (ou ton fort), ainsi que le qolo arikho (ton long) et le qolo zeouro (ton court). Il y a aussi le qolo nguido (qui attire), le qolo me’iro (qui éveille) et le qolo piosto (invitant ou convaincant). Le qolo yawnoyo signifie le ton grec, le qolo nousroto est un ton mélodique et le qolo afifo est un ton à deux alléluia.

L’Éphrémoyo est une hymne heptasyllabique construite selon le mètre de saint Éphrem, alors que le Yaacouvoyo suit le mètre de saint Jacques de Sarug en vers dodécasyllabiques divisés en trois incises tétrasyllabiques. Le souguito est une hymne en vers octosyllabiques. Le mimro est une hymne didactique à la manière de saint Éphrem et de saint Jacques, les grands maîtres de la versification syriaque. Enfin le madrocho est une hymne à intention didactique.

La structure syllabique de ces poèmes fonde la rythmique du chant syriaque. Elle lui confère la beauté dans la simplicité. La retenue est de règle et transmet une atmosphère de spiritualité particulière au christianisme syriaque et à sa théologie.

Le rich kipo

La dimension eschatologique manifestée par le recours à l’austérité se transmet de la musique à l’espace qui l’accueille. Pour un néophyte, les églises exagérément dénuées de tout ornement, semblent être le produit d’une désolation matérielle ou intellectuelle. C’est à peine si une cloche suspendue à deux pierres vient différencier ce lieu de culte des autres humbles chaumières du hameau. Si un linteau sculpté vient souligner l’importance de l’entrée, il n’est orné que d’une croix ou récupéré du temple phénicien du site.

Et pourtant, les performances techniques n’y manquaient pas. L’austérité était intentionnelle et non une contrainte. Le génie intellectuel existait vraiment comme le prouve l’exécution des voûtes. Celles-ci sont remplies de jarres en terre cuite encastrées jusqu’à la gorge et qui ne laissent apparaître que leur lèvre. Les connaissances de ces constructeurs en termes d’acoustiques sont surprenantes. Depuis le Moyen Âge, ils n’ont cessé de prendre en compte l’importance de leur chant liturgique dans l’édification de leurs églises et l’élaboration de leur architecture.      

Chaque jarre est de dimension différente afin d’absorber les ondes sonores correspondantes et d’éviter les désagréments de l’écho. La sonorité et la résonnance des instruments et des voix étaient centrales dans l’approche des bâtisseurs. Elles passaient avant toute sorte de superflu. L’édifice de pierre se mettait au service de la voix, de la musique et du chant liturgique. Il en était une forme de cristallisation. Ce type d’architecture pourrait être désigné par rich kipo (la pierre angulaire) qui reçoit la voix et où vient s’épanouir le rich qolo dans toutes ses déclinaisons.

Le chant syriaque fait de la messe une œuvre scénique. Sa beauté réside à la fois dans sa retenue, dans sa variété et dans sa démocratie avec la participation de tous. Le patriarche Estéphanos Douaihy nous apprend que la messe était composée sur un agréable équilibre entre la prose et les poèmes chantés afin d’y injecter la vie et d’éviter la monotonie. Il écrivait alors que “pour que le peuple ne se lasse pas de la longueur, ni le clergé de chanter continuellement, les Pères glorieux ont ordonné d'intercaler les qolé (chants) entre les marmyoto (en prose) et de leur rajouter les psaumes que les saints apôtres avaient ordonné de chanter”.

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