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Le sens de la fuite, de Hajar Azell ©DR

Dans Le sens de la fuite, Hajar Azell trace le portrait poignant d’Alice, jeune reporter aux aguets, qui embrasse le chaos du monde pour mieux saisir le sien. De Beyrouth, ville des nuits fiévreuses et des silences enfouis, au Caire en pleine ébullition révolutionnaire, Alice s’engage à corps perdu dans un journalisme à vif, au risque de s’y perdre. Sa rencontre avec Bassem, journaliste égyptien aussi passionné que désabusé, scelle un pacte à la fois amoureux et intellectuel, dans une Égypte où les espoirs se fracassent aussi vite qu’ils naissent. Poussée par une quête plus intime, Alice rejoint l’Algérie sur les traces d’un père fantomatique et d’une mère disparue, cherchant dans les paysages de son enfance la clé d’une identité fragmentée. Ce roman incandescent est un voyage au bout de la nuit révolutionnaire et au plus profond des errances de l’âme.

L’art de disparaître: méditation sur Le sens de la fuite

"Ville après ville, elle s’était prise au jeu du voyage et du hasard. Pourquoi était-elle partie la première fois ? Pour qui ?" Ces mots extraits de "Le sens de la fuite" ne sont pas une invitation à l’évasion légère, mais le prélude à un vertige, une chute programmée au cœur d’une identité fracturée. Hajar Azell, en conteuse subtile des âmes contemporaines, nous saisit dès l’incipit, nous précipitant dans le sillage d’Alice, non pas tant une héroïne qu’une silhouette écorchée, lancée à corps perdu sur les routes incandescentes du monde arabe, de Beyrouth éventrée au Caire en ébullition, jusqu’à une Algérie qui bruisse des silences du passé. Moins qu’une cartographie triomphante, c’est un atlas des blessures ouvertes qu’elle dresse, un récit où l’errance n’est jamais synonyme d’affranchissement, mais plutôt l’écho obstiné d’une perte originelle, un mouvement perpétuel vers un foyer insaisissable. Ce livre est moins une chronique triomphale qu’une méditation poignante sur l’art de disparaître, et sur les fragments irréductibles de ce qui fut et ne sera plus.

Beyrouth, Le Caire, Alger: une géographie des fantômes

L’univers que dépeint Le sens de la fuite est un organisme palpitant de tensions sourdes et d’espoirs déchus, un palimpseste de villes-mondes vibrant au rythme des soubresauts de l’Histoire. Beyrouth n’est pas ici un décor de carte postale, mais un dédale de ruelles sombres et de bars feutrés, où les rires crispent une mélancolie prégnante. Le Caire n’est pas réduit à l’épiphanie d’une place Tahrir idéalisée, mais une arène où la ferveur révolutionnaire se mue rapidement en désenchantement. Alger, enfin, n’est pas le décor exotique d’un roman de voyage, mais un espace fantomatique, hanté par les spectres d’une histoire intime et collective qu’Alice s’échine à déchiffrer. Dans ce décor mouvant et opaque, Hajar Azell déploie une narration moins immersive que circonscrite au point de vue fragile d’Alice, qui observe le monde comme à travers un verre brisé, incapable de se fondre dans le flux incessant des événements. Son style refuse la grandiloquence, privilégiant une écriture sensorielle et fragmentée, qui capture les sensations éphémères, les impressions fugitives, les échos d’une mémoire lacunaire. Le rythme est haletant, certes, mais il s’accorde moins à l’exaltation qu’à l’angoisse, qu’à cette course éperdue en avant qui signale moins une conquête du réel qu’une recherche obstinée face à ses propres fantômes.

Les grandes questions que soulève Le sens de la fuite ne se réduisent pas à la quête de sens, elles creusent des terrains plus glissants, plus ambigus. L’errance apparaît moins comme un choix affirmé qu’une nécessité subie, une réaction épidermique face aux désillusions personnelles et politiques qui accablent Alice. Elle ne cherche pas tant à s’affranchir qu’à échapper à un sentiment d’étrangeté au monde, à cette impression lancinante de n’être jamais tout à fait à sa place. L’engagement journalistique, dès lors, perd de son aura héroïque pour se révéler comme un exercice de style, une tentative délicate de donner forme au chaos, de trouver un point d’ancrage dans un monde qui se dérobe sans cesse. L’identité, loin d’être une donnée stable, apparaît comme une construction précaire, sans cesse remaniée par les traumatismes de l’histoire et les héritages indélébiles. Ce roman, en creux, nous parle de ce manque essentiel qui anime Alice, de ce vide intérieur qu’elle s’efforce de sonder par ses déplacements, ses rencontres, ses reportages, sans jamais atteindre un véritable apaisement.

Une dislocation identitaire

L’apprentissage journalistique d’Alice n’est pas une ascension linéaire vers la maîtrise et la reconnaissance, mais une suite de chutes, de désillusions et de remises en question. De Beyrouth au Caire, elle progresse moins qu’elle ne dérape, se heurtant sans cesse à ses propres limites, à la violence du monde, à l’ambiguïté de son propre regard. Beyrouth n’est qu’une esquisse, une première confrontation avec l’altérité, mais c’est au Caire que l’apprentissage devient brutal, au contact d’une réalité révolutionnaire qui dépasse son entendement, et au contact d’un Bassem dont l’idéalisme fracassé fait écho à ses propres fragilités. Elle observe, enregistre, accumule les informations, mais demeure étrangère au véritable mouvement de l’Histoire, simple témoin démuni face à un chaos qu’elle ne saisit qu’en surface. Son journalisme, loin d’être une force agissante, se révèle comme un instrument fragile, une manière de distancer ses émotions, de masquer sa propre impuissance.

Le sens de la fuite est un roman qui trouble et qui perturbe, qui nous hante bien au-delà de sa lecture. Moins qu’un manifeste idéologique, il se présente comme une exploration sensible des zones d’ombre de l’âme humaine, un récit qui nous confronte à nos propres fragilités, nos propres errances, nos propres quêtes inabouties. C’est dans cette exploration poignante des limites de l’existence, dans ce refus du manichéisme et des certitudes illusoires, que le roman d’Hajar Azell trouve sa véritable puissance, et s’impose comme une œuvre marquante de notre temps. Dans la beauté déchirante de son écriture, dans la justesse de son regard sur le monde, elle nous offre un livre qui résonne longtemps après la dernière page, et nous laisse, à notre tour, en suspens, face au vertige du sens et à l’énigme de la fuite.

https://mondafrique.com/loisirs-culture/de-beyrouth-au-caire-le-portrait-poignant-dune-jeune-reporter/


 

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