Hayat Arslane, la gardienne de la mémoire collective
Elle a été façonnée par la noblesse, celle de l’âme, des valeurs parentales, du rang et du sang conjugal, et pourtant on hésite à lui coller l’étiquette réductrice de princesse, de peur de diluer dans la grandiloquence du qualificatif sa lutte en faveur des «sans-chemises» libanais, son combat pour les droits de la femme, l'affermissement de la société civile et son apport dans la révolution du 17 octobre. Mariée jeune, elle a veillé quotidiennement à l’enseignement de ses quatre enfants, en achevant parallèlement une licence en sciences politiques à l’Université américaine de Beyrouth (AUB). Par respect pour la mémoire collective, elle sauvegarde méticuleusement les périodes-phares du passé historique libanais.

Sous la férule  de Hayat Arslan et ses bons soins, l’édifice de Aley endosse sa véritable fonction de musée. Il se dresse en témoin de la contribution de l’émir Touffic Arslane, aux côtés du patriarche Howayek pour l’édification du Grand-Liban. Il devient le narrateur des circonstances de l’indépendance et du parcours héroïque de l’émir Majid Arslane. Pour la princesse Hayat, il est aussi la preuve éclatante de la solidarité libanaise, puisqu’il représente l’amitié historique entre Bachir Gemayel et Fayçal Arslane et leurs efforts conciliateurs. Mais pour que la légende soit complète, il a fallu que les dieux jaloux se vengent de la beauté et du talent littéraire de l’Aphrodite du palais... Ainsi, la princesse Diala fut emportée brusquement comme la belle au bois dormant. La mère éplorée édifiera en son nom une bibliothèque au sein du musée. Entretien avec Hayat Arslane, la princesse militante et la gardienne de la mémoire.



Dès le départ, comment avez-vous découvert votre penchant pour le militantisme et la politique? Votre mariage avec l’émir Fayçal vous a-t-il placée «devant le fait accompli»?

Dès mon plus jeune âge, militer ne correspondait pas à un choix. J’ai assisté aux spectacles choquants de l’injustice qui m’ont profondément secouée. Il y avait aussi chez moi une révolte latente qui prenait corps au contact de l’amère réalité. J’étais scandalisée par la ségrégation sociale. Je voyais des gens baigner dans le plus grand luxe et d’autres manquer du strict nécessaire. Des personnes sonnaient à notre porte pour quémander l’hospitalisation, échapper à leur condition d’analphabètes et rechercher un toit pour s’abriter. Il fallait aider, secourir, batailler en fuyant comme la peste les rapports de supériorité qui entachent les responsables. J’ai toujours été du côté des faibles, des timides, des taiseux. Je défendais avec acharnement les droits des opprimés et j’étais connue pour mon courage et ma loyauté. Dans mon village Gharifé, quand il y avait des accrochages entre jeunes, on me réclamait pour arbitrer, pour désigner les justes et les fautifs, au point que les disputes n’étaient jamais liquidées avant mon arrivée. Il faut dire que j’ai grandi au sein d’une famille qui vénère la justice. Nous étions trois frères et quatre sœurs, mais pour mes parents, notamment mon père, aucune discrimination n’était permise et nous étions tous les sept traités sur un pied d’égalité. Les garçons ne possédaient aucun privilège dont nous étions privées, ni au niveau de l’argent ni sur le plan de l’établissement scolaire fréquenté. Ils n’étaient jamais censés délibérer de notre sort et nous n’étions point dressées pour les choyer comme des seigneurs. Sans obéir aux préceptes de la psychologie, mes parents étaient prédisposés à la justice. C’était inné chez eux, une sorte de sagesse, de bon sens.

La jeune mariée des Arslane

Vous étiez une belle jeune fille. Mais vous n’avez pas laissé la beauté vous miroiter de belles promesses pour vous projeter dans les choix faciles. Vous vous êtes investie complètement dans le travail, les efforts. Comment avez-vous dépassé les joies de la féminité vers la quête exigeante de sens?

Pour être franche, j’ignorais que j’étais belle et les commentaires des uns et des autres du genre «Qu'elle est belle la fille des Wahhab!» me surprenaient. Je trouvais mes sœurs belles et ma mère iconique. Par contre, je me trouvais ordinaire et je n’ai jamais misé sur ma beauté. À mes filles, je répétais sans cesse: vous n’avez aucun mérite à être belles. Vous devez plutôt fructifier vos efforts, vos valeurs, pour avoir un certain mérite. La beauté se fane avec l’âge ou selon les aléas et les accidents de la vie. Il est risqué et superficiel de compter sur le physique et ce qui a trait aux apparences, alors qu’on a la possibilité d’aller plus loin, de s’opposer à l’usure du temps.

Vous avez fondé l’Association de la capacitation politique de la femme (Woman Political Empowerment) avec des personnalités œuvrant pour la justice et l’égalité des sexes. Quelles sont vos réalisations et comment avez-vous franchi le pas vers le militantisme pour les droits humains et la révolution du 17 octobre?

Depuis très longtemps, j’ai travaillé pour favoriser l’autonomie financière de la femme au Liban. Mais ce n’est qu’en 2001 que j’ai fondé l’association Lebanon the Giver, convaincue avec tous les membres fondateurs que l’association pouvait déclencher une vraie prise de conscience chez la femme concernant son potentiel et ses immenses ressources, afin de la pousser ultérieurement à s’affirmer en politique. En 2004, nous avons récolté le premier résultat: deux ministres femmes dans le gouvernement de Karamé. Une première dans l’histoire de la politique libanaise! De 2001 à 2004, nous n’avons eu aucun répit. Chaque jour on organisait des manifestations et on se rendait chez les politiciens pour exiger la présence de la femme sur les listes électorales, dans les urnes et au pouvoir exécutif. Nous n’avons pas lésiné sur les efforts pour imposer le quota. Si le quota ne fut pas validé, il n’en reste pas moins que le réclamer est devenu l’exigence des différentes associations et du commun des mortels. Je n’ai jamais employé la terminologie du féminisme. Mon discours se concentrait sur l’obligation de servir la patrie par le citoyen libanais et la citoyenne libanaise qui en sont les deux piliers. Mais les hommes interprétaient ça comme une intrusion dans leurs propres affaires, au détriment de la gestion du foyer familial. En 2004, nous avons obtenu 214 femmes aux élections municipales. En 2010, nous avons atteint le score de 510 femmes. Et ce fut comme une boule de neige. Par la suite, nous avons fondé «La Table du dialogue de la société civile» pour entrer de plain-pied dans le travail institutionnel et décrocher des résultats efficaces.  Avec «La tribune du dialogue patriotique», dont le fondateur n’est autre que l’homme d’État Salim el-Hoss, nous avons constitué une coalition. Il y avait parmi nous le grand professeur Antoine Messarra et beaucoup d’illustres associations. Je tiens à citer «le comité des droits de la femme», dont la fondatrice est la pionnière Linda Matar. Nous avons occupé les rues avec nos slogans, nos banderoles et nos gosiers. À partir de 2009, nous avons constitué avec Dr Bahij Tabbara et le très regretté Dr Pierre Daccache ainsi que feu l’ambassadeur Fouad el-Turk un groupe très actif. Ensemble, nous avons contribué à faire pousser les premiers germes de la révolution sans prétendre à l’exclusivité. Durant les deux années de vide présidentiel, nous avons organisé des sit-in devant la chambre des députés, à chaque fois que Nabih Berri fixait la date d’une assemblée générale. Nous sommes même allés jusqu’à créer des élections fictives à l’ordre des avocats, pour élire allégoriquement la conscience nationale. S’ensuivirent des manifestations dans les régions les plus éloignées de la capitale, pour sensibiliser la femme la moins informée, devenue par la suite notre cheval de bataille. Cette initiative a gagné en ampleur. Durant la révolution d’octobre, on a vu la femme transformer son corps en bouclier humain et se placer aux lignes rouges de la démarcation.

L'amitié historique entre Bachir Gemayel et Fayçal Arslane


Comment étaient les rapports de l’émir Fayçal avec le président martyr Bachir Gemayel, d’autant plus que ce dernier a annoncé sa candidature à la présidentielle à partir d'un lieu emblématique, votre maison – le musée Fayçal Majid Arslane actuellement?

Bachir Gemayel, considéré comme le plus chrétien des présidents, est aussi le moins fanatique. En pleine guerre entre différents belligérants, toutes confessions confondues, il a tenu à se porter candidat à la présidentielle à partir d’un lieu «insolite», une maison druze. Très peu de gens le savent et rares s’en souviennent. C’était le premier pas vers le Liban ouvert, moderne, souverain, le Liban des 10.452 km². Son geste très symbolique avait la valeur d’un baptême à la source libanaise. La République qu’il voulait n’était ni chrétienne ni maronite, et pour être plus précise, le contraire du fédéralisme défendu par certains aujourd’hui. Nous étions sur la même longueur d’onde avec lui. Pour nous, il était et il reste le président sauveur et je crois que la plupart des Libanais partagent mon avis. En 21 jours, il a fait régner la loi dans toutes les institutions. Le Liban était complètement transformé, les gangrènes de la corruption purifiées, l’État de droit instauré. Dans le contexte violent de la guerre, notre amitié nous érigeait en médiateurs, agissant pour la libération d’otages entre les différentes parties qui s’entretuaient. Souvenirs d’une guerre atroce mais aussi de l’intégrité de deux hommes!

Le livre de Hayat Arslane: "l'Emir Fayçal Majid Arslane a choisi le Liban comme religion"

Quel est le message sur lequel vous tablez dans votre livre Fayçal Majid Arslane a choisi le Liban pour religion?

Je mets l’accent sur les qualités humaines et patriotiques, essentielles pour bâtir une nation, qui caractérisaient l’émir Fayçal: la rectitude, l’esprit conciliateur, la solidarité et les efforts constants pour la consolidation de l’unité, une sorte d’altruisme dont nous avons tant besoin actuellement puisque nous sommes des naufragés au sens propre comme au sens figuré. En d’autres termes, privilégier inexorablement l’intérêt commun aux intérêts individuels.



Récemment, votre fille, la princesse Diala, la femme de lettres à la beauté époustouflante, a quitté cette terre à la façon de la belle au bois dormant. Racontez-nous son parcours littéraire et sa mort tragique.

Elle était une vraie Arslane. L’émir Chakib, l’émir Adel, l’émir Amine sont tous de grands écrivains. Chez les Wahhab, hormis quelques belles plumes, l’écriture n’est pas notre signe distinctif. Nous avons plutôt enfanté des révolutionnaires, des combattants très vaillants. Mon oncle Chakib Wahhab est allé à la rencontre du chérif Hussein en 1918 pour guerroyer à ses côtés. Il était l’un des premiers à porter les armes et à participer à la grande révolution arabe. Il en fut aussi l’une des figures héroïques. Il a été exilé en Arabie saoudite et en Jordanie et condamné à la peine de mort à laquelle il a pu échapper. Diala était bourrée de dons littéraires. Je la surnommais notre Sybawayh, en référence au plus grand des grammairiens arabes. Elle a été emportée par une hémorragie intracérébrale après dix jours de coma. Dans ses livres, elle s’adresse aux enfants pour leur inculquer une morale de solidarité et de travail, ayant souffert du chaos libanais, qui a mené aux guerres, puis à la banqueroute et à la destruction des différents secteurs qui constituaient notre belle renommée. Parmi ses livres, l’Histoire d’une reine est un conte pour enfants qui enseigne la discipline et l’importance majeure de l’organisation à partir de la hiérarchie productive au sein d’une ruche d’abeilles, et la chute significative qu’elle a rédigée.

Si les jeunes partent, on dit qu’ils ont déserté le pays, et s’ils restent, leurs rêves désertent leur corps et leur esprit. Que pensez-vous de l’affaiblissement de la révolution et que peut la jeunesse libanaise privée de tout?

Je persiste à croire que c’est une étape extrêmement difficile de notre Histoire, mais qu’il est possible de la dépasser vers un lendemain meilleur à condition de rester soudés. Ils essaient de nous détruire, mais pendant ce temps, nos talents étonnent le monde dans tous les domaines. Je donne comme exemples le triomphe à couper le souffle des Mayyas; la qualification de notre équipe nationale de basket-ball en finale, avec le champion des joueurs Wael Arakji; et le centre médical Clémenceau qui arrive en tête de liste des meilleurs hôpitaux du monde. Je peux continuer pendant des heures à citer nos derniers exploits dans les différents secteurs. Je ne crains point pour notre potentiel humain qu’il soit scientifique, littéraire ou artistique. Je ne crains point pour notre identité que personne ne pourra menacer réellement. La révolution a produit 13 députés qui commencent maintenant à peser lourd sur les décisions hâtives de la chambre des députés et sur leur mauvaise foi. Ils s’opposent aux projets louches auparavant validés selon les intérêts des leaders crapuleux. Aujourd’hui, la révolution s’est muée en attitude critique, loin des passions aveuglantes qui divisaient les mêmes confessions. C’est une prise de conscience de la nécessité de se solidariser et de défendre notre souveraineté contre tous les spoliateurs, quels qu’ils soient. Nos espoirs vont vers l’élection présidentielle. Nous voulons un président honnête, souverainiste, déterminé à faire renaître le Phénix de ses cendres.

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