
Les derniers événements en Syrie sont prémonitoires et laissent présager des évolutions inquiétantes. Quelles que soient les raisons ayant conduit à leur déclenchement, nous faisons face aux fragilités multiples d’un ordre régional en miettes et des États faillis qui ont du mal à se reconstruire. La destruction des plateformes opérationnelles de la politique impériale iranienne laisse place à des stratégies alternatives de déstabilisation et de sabotage qui visent la paix civile au Proche-Orient. Les tentatives multiples en Syrie, au Liban, à Gaza et dans les territoires palestiniens ainsi qu’en Iraq mettent en relief la détermination du régime iranien à vouloir renverser la dynamique et reprendre le contrôle des relais dont il se servait.
La dictature islamiste en Iran est sujette à des mouvements de contestation qui remettent en cause sa légitimité et à des stratégies d’endiguement qui ont pulvérisé ses assises extraterritoriales, réduisant à néant la politique des “champs de bataille intégrés” sur le plan régional. Les affrontements qui ont eu lieu en Syrie dernièrement s’inscrivent dans le prolongement de la politique de revanche à détentes multiples et de l’ultime recours à la guerre civile en vue de préempter la stratégie d’encerclement d’un régime aux abois. L’Iran des mollahs n’a plus pour option que le déclenchement des guerres civiles dans l’espace proche-oriental afin de contenir la prolifération des entropies qui l’assaillent de toutes parts.
La contre-offensive israélienne qui a succédé aux massacres du 7 octobre 2023 a non seulement changé la donne géostratégique régionale, mais elle a donné lieu à des dynamiques de renouvellement politique qui étaient jusque-là inconcevables. L’annihilation des mandataires à Gaza, au Liban et en Syrie a rendu possible le déverrouillage politique et stratégique dans une région vouée depuis deux décennies aux effets prédateurs du radicalisme islamiste, des rivalités de puissance, des guerres civiles et de la criminalité organisée.
La question qui se pose à l’heure actuelle est celle de l’aptitude de ces sociétés pâtissant de dislocations systémiques à reconstruire des États viables, à refaire des contrats sociaux et à s’extirper aux lames de fond nihilistes qui entretiennent les violences en cours. La continuation des guerres civiles finira par rendre irréversibles les cassures, improbable la réconciliation, par paver la voie à des remaniements géopolitiques et par recréer des zones d'influence impériales.
Les insurrections et les contre-insurrections témoignent de la vulnérabilité structurelle de sociétés segmentaires, profondément désarticulées et sans aucune notion de réciprocité morale et de contractualité. Le coup d’État orchestré par l’Iran, les tortionnaires du régime Assad et le Hezbollah a fini par relancer la dynamique de l’ensauvagement et par donner lieu aux massacres qui ont visé les populations civiles en milieux alaouite et chrétien. La réémergence des mouvances terroristes sunnites et les exactions commises par les jihadistes tchétchènes questionnent la crédibilité du nouveau régime et remettent en question son aptitude à pouvoir gérer une transition pacifique, poursuivre un projet de réconciliation nationale et promouvoir une politique de libéralisation et de démocratisation.
Les apories multiples du changement dans le monde arabe relèvent de blocages systémiques de société, de culture et de religion et des effets entropiques d’une modernité faillie et des déculturations qui en résultent. Ahmad el-Chareh a propulsé une dynamique de changement prometteuse, mais qui peut capoter à n’importe quelle étape à défaut d’alliances démocratiques favorisant la vague de libéralisation qui s’annonçait en début de cours. Le contrôle des extrémistes sunnites est la condition préjudicielle de la paix civile et de la réussite de la transition réformiste.
Autrement, il ne suffit pas d'enquêter sur les circonstances des pogroms et d'en identifier les acteurs. Il est impératif de repenser la question ethno-nationale en Syrie en vue d'établir un dialogue avec les minorités concernées et de définir les coordonnées d'une civilité démocratique où l'égalité citoyenne et la reconnaissance des droits et des libertés se substituent aux rapports de force entérinés par les prescriptions coraniques et les pratiques historiques. Le pragmatisme du nouveau régime et son aptitude à opérer des conversions ne cessent de buter sur des blocages idéologiques dont il faudrait tenir compte si l'on veut éviter les avatars de l’islamisme et ses dérives terroristes. L'avenir de l’État syrien et de la paix civile et régionale en dépend.
Les équivoques de la transition en cours en Syrie rappellent le nouveau pouvoir au Liban à l’ordre et l’invitent à une approche équilibrée et réaliste afin d’échapper aux aléas des faux calculs, des scénarios du chaos prémédité et des élucubrations idéologiques. Sinon, la réussite de la transition vers la concorde civile et le rétablissement de l’État de droit sont fortement compromis. L’irrédentisme du Hezbollah, les incohérences opérationnelles du nouvel Exécutif, l’absence de cohésion et les non-dits du gouvernement en place se laissent discerner à maints niveaux: la méconnaissance délibérée des enjeux souverainistes au profit des accommodements douteux avec les politiques de puissance chiite, des cessions extraterritoriales (Hezbollah, camps palestiniens, réfugiés syriens) et de la mise au rancart du dialogue politique avec les chrétiens (les enjeux de la nouvelle loi électorale, de l'ingénierie constitutionnelle et du fédéralisme, du rapport entre la centralisation et les dérives oligarchiques du pouvoir au Liban). La politique des non-dits et des courts-circuitages finira par torpiller le processus de normalisation et des réformes institutionnelles. Les encadrements internationaux sont suffisamment contraignants pour rappeler aux uns et aux autres les conditions d'une politique de transition réussie, si l’on veut mettre fin aux dystopies meurtrières et aux catastrophes en gestation.
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