
Centenaire du Dakota du Nord, Evie Riski écrit chaque jour dans son journal depuis 1936. À travers ses carnets, c'est l'histoire d'une Amérique en mutation que cette femme exceptionnelle a documentée, entre petits moments du quotidien et grands bouleversements.
Dans une modeste demeure aux planches blanchies par les hivers rigoureux de Lakota, une main ridée par le temps trace des mots sur le papier. Ce geste, répété inlassablement chaque matin depuis près d'un siècle, est devenu pour Evie Riski aussi naturel que la respiration. Depuis le premier jour de l'année 1936, cette femme aujourd'hui centenaire n'a jamais manqué à son rendez-vous avec l'écriture, consignant jour après jour les battements de son existence.
À 100 ans, assise près de la fenêtre qui laisse filtrer la lumière mordorée des matins du Midwest, Evie contemple la pile impressionnante de carnets qui s'élève dans sa bibliothèque. Un édifice de mémoire bâti patiemment pendant 89 années consécutives. Plus de 32.500 entrées qui constituent probablement l'un des témoignages personnels les plus volumineux jamais produits.
“Je n'ai jamais imaginé que cela prendrait une telle ampleur”, confie-t-elle. “C'était juste une façon de me souvenir, de donner une forme à mes journées.”
Ce qui avait commencé comme un simple passe-temps d'enfant s'est transformé en une œuvre monumentale, un pont jeté entre les époques, une chronique intime du XXe siècle. Loin des grandes fresques historiques, le journal d'Evie offre une perspective unique, celle d'une femme ordinaire traversant des temps extraordinaires.
L'aube manuscrite
Tout commence un matin glacial de janvier 1936. Evie, alors âgée de 11 ans, reçoit pour Noël un simple cahier d'écolière. L'Amérique se relève péniblement de la Grande Dépression et dans les fermes isolées du Dakota du Nord, la vie reste rythmée par les travaux agricoles et les saisons implacables.
Ses premières entrées sont d'une simplicité désarmante: “Aujourd'hui, il a neigé. Papa a dû dégager le chemin jusqu'à la grange.” Le style est celui d'une enfant, mais déjà transparaît cette attention aux détails du quotidien qui caractérisera toute son œuvre.
La Seconde Guerre mondiale marque un tournant dans son écriture. En décembre 1941, après Pearl Harbor, elle note avec gravité: “Aujourd'hui, nous sommes entrés en guerre. Maman a pleuré toute la journée.” Les pages suivantes racontent le départ des jeunes hommes du village, les lettres du front, parfois les télégrammes redoutés annonçant une disparition.
À la fin des années 1940, Evie rencontre Charles Riski, un jeune fermier d'origine polonaise. Leur mariage en 1950 marque le début d'un nouveau chapitre. Elle y décrit leurs premiers pas ensemble, puis la naissance de leurs enfants, Robert, Susan et Michael.
“Tenir Robert dans mes bras pour la première fois a été comme découvrir une nouvelle dimension de l'existence”, écrit-elle en 1952, avec cette capacité de saisir l'universel dans l'intime.
Témoignage vivant
À mesure que les décennies passent, le journal d'Evie devient le témoin des transformations qui remodèlent la société américaine. L'arrivée de l'électricité dans leur ferme en 1953 est décrite comme une révolution: “Ce soir, nous avons dîné sous une ampoule électrique. Les visages des enfants semblaient différents dans cette lumière nouvelle.”
Le 20 juillet 1969, comme des millions d'Américains, la famille Riski assiste aux premiers pas de l'homme sur la Lune. “Nous avons retenu notre souffle quand Neil Armstrong a posé le pied sur la surface lunaire. Michael a dit qu'il voulait devenir astronaute.”
Les années 1970 et 1980 voient les enfants grandir, quitter le nid familial. C'est aussi dans ces pages qu'elle affronte l'épreuve la plus douloureuse: le décès de Charles, en 1987. “Aujourd'hui, Charles nous a quittés. Il s'est éteint paisiblement dans son sommeil. Nous avons été mariés pendant 37 ans. Comment continuer sans lui?”
Les entrées des semaines suivantes sont brèves. Le chagrin semble avoir momentanément tari sa veine d'écriture. Mais, fidèle à son engagement, elle n'interrompt jamais son journal.
Les années 1990 marquent l'entrée d'Evie dans ce qu'elle appelle son “troisième âge”. À plus de 65 ans, elle reste curieuse des évolutions technologiques. Son petit-fils lui offre un four à micro-ondes: “Ce petit four est magique. J'ai réchauffé mon café en 30 secondes. Que dirait ma mère si elle voyait ça?”
L'arrivée d'Internet la laisse d'abord perplexe. Mais, en 2005, à 80 ans, elle envoie son premier e-mail: “C'est incroyable de penser que ces mots vont instantanément traverser le pays pour atteindre Robert en Californie.”
Avec l'âge, son écriture se fait plus réflexive. Elle porte un regard à la fois lucide et bienveillant sur le monde qui l'entoure. “Les jeunes d'aujourd'hui vivent dans l'instant, toujours pressés, toujours connectés. Ils oublient parfois de regarder le ciel, de sentir le vent sur leur visage. Mais peut-être est-ce moi qui suis dépassée.”
À 90 ans, alors que beaucoup de ses contemporains ont disparu, Evie continue d'observer et de noter. Son écriture se fait parfois plus hésitante, freinée par l'arthrite, mais sa détermination reste intacte. “Tant que je pourrai tenir un stylo, je continuerai à écrire.”
Ce qui fait la valeur du journal d'Evie, c'est cette continuité, cette fidélité à un projet mené sur près d'un siècle. “Ce journal est une mine d'or pour comprendre l'évolution de la vie quotidienne dans l'Amérique rurale”, confirme Daniel Whitman, professeur d'histoire sociale. “Il nous montre comment les grandes mutations historiques s'incarnent dans la vie d'une personne ordinaire.”
Une équipe de chercheurs travaille actuellement à la numérisation de ces milliers de pages. Un projet qui vise à préserver ce témoignage unique, mais aussi à en extraire des tendances qui éclairent notre compréhension du passé récent.
Pour Evie, cet intérêt académique reste étonnant. “Je n'ai jamais écrit pour la postérité, juste pour moi-même, pour garder une trace, pour ne pas oublier.”
Pourtant, c'est bien ce caractère personnel qui fait la valeur de son témoignage. Loin des récits officiels, le journal d'Evie nous offre une perspective unique, celle d'une femme ordinaire traversant des temps extraordinaires.
À 100 ans, Evie Riski continue d'écrire. Chaque jour, elle ajoute une page à cette œuvre monumentale commencée il y a 89 ans. “J'écris pour que les choses ne disparaissent pas”, confie-t-elle. “Parce que les souvenirs s'effacent, mais l'encre reste.”
Ses enfants, conscients de la valeur de cet héritage, préparent une exposition à Lakota et un livre tiré de ses journaux. Mais pour l'heure, Evie continue simplement d'écrire, fidèle au rendez-vous qu'elle s'est fixé avec elle-même il y a presque un siècle.
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