L'espoir est-il condamné à engendrer la désillusion ? Cette question fondamentale rythme nos vies individuelles et collectives, de l'intimité du divan psychanalytique aux bouleversements politiques qui secouent les places publiques, en passant par les chambres conjugales où se jouent les drames de l'amour. La psychanalyse, à travers ses différents courants théoriques, offre un éclairage précieux pour comprendre cette dialectique implacable entre l'espoir et la désillusion.
Tout comme Freud oppose l’existence de deux réalités qui nous gouvernent, celle d’une réalité psychique régie essentiellement par notre inconscient et celle du monde extérieur, il introduit également le "principe de réalité" comme contrepoint nécessaire au "principe de plaisir », soumettant le psychisme humain à une tension fondamentale et continue entre le désir et sa limitation, préfigurant celle de la dynamique entre l’espoir et la désillusion.
L'enfance est le creuset où se forge la dynamique espoir-désillusion. Dès la naissance, l'enfant expérimente l'attente, souvent accompagnée d'une illusion d'omnipotence, mais il doit rapidement composer avec la frustration vécue avec la "perte de l'objet" (la mère). L’apparition de ce sentiment est une étape cruciale de son développement. Un peu plus tard, avec le passage d’une position marquée par le clivage de l’objet, toujours la mère, entre bonne et mauvaise, l’enfant apprendra à reconnaitre que ces deux aspects appartiennent, en réalité, au même objet, constituant ainsi une désillusion structurante, intégrant l’ambivalence du réel.
Avec le “stade du miroir” décrit par Lacan, l’enfant vers 7 ou 8 mois, a accès à une première forme d'identité idéalisée, non sans une part d'illusion fondatrice. Ce stade marque l'entrée dans l'ordre symbolique, où le sujet se structure autour d'une image idéale de lui-même. Mais cette identification imaginaire porte en elle le germe de la désillusion, car elle repose sur une méconnaissance fondamentale de la division du sujet.
Une autre contribution décisive est celle apportée par Winnicott avec son concept d'"objet transitionnel" et sa théorie de la "mère suffisamment bonne". L'objet transitionnel (tel le doudou) est une première tentative de l'enfant pour gérer la séparation avec la mère, créant un espace intermédiaire entre l'illusion de la fusion et la réalité de la séparation. Cette "aire transitionnelle" deviendra plus tard un modèle pour tous les espaces sociétaux, culturels et créatifs où l'adulte pourra investir ses espoirs sans tomber dans le fourvoiement total.
À l’âge adulte, cette dynamique trouvera un écho particulier dans la relation amoureuse, où l'être aimé est souvent investi d'une aura quasi magique, promesse d'un bonheur sans faille. Mais l'amour ne peut échapper à la désillusion. La rencontre avec l'altérité de l'autre, la découverte de ses imperfections, viendra ébranler l'idéal forgé dans les premières étapes de l'amour. Elaborer cette désillusion, faire le deuil de l'amour idéalisé pour accéder à un amour plus mature et lucide, s’avèrera crucial pour le maintien de la relation.
Mais si cette dialectique de l'espoir et de la désillusion imprègne nos vies intimes dès l'enfance ainsi que dans nos relations amoureuses, elle trouve également un écho saisissant dans la sphère politique, notamment dans notre société libanaise. La structure confessionnelle de celle-ci, héritée d'une histoire complexe et de tensions communautaires profondes souvent dévastatrices, favorise une dépendance aux leaders religieux et politiques. Ces derniers sont assimilés à des figures paternelles investies d'une mission de sauveurs quasi messianiques, chargés de défendre les intérêts de leur communauté et de porter leurs espoirs. Alors qu’ils ne sont que des êtres humains divisés et limités, tout comme chacun.
Comme cela se passe actuellement, les citoyens projettent sur ces leaders une pensée chimérique, similaire à celle que l'enfant développe envers ses parents, oscillant entre espoir exalté et rejet violent. Chaque citoyen place dans le leader l'espoir d'une reconnaissance, d'une protection, voire d'une revanche sur les autres communautés. Mais cette attente démesurée ne peut que se heurter à la réalité des rapports de force et des compromis politiques. La désillusion qui en résulte alimente alors un cycle de frustration et de repli identitaire, chaque clan se sentant trahi par des dirigeants incompétents et corrompus jusqu’à la moelle.
La relation de dépendance ainsi créée empêche l'émergence d'une conscience citoyenne autonome, capable de transcender les clivages confessionnels. La structure politique libanaise peut être comprise comme une institutionnalisation de ce que Lacan appelle le "discours du maître", où le leader occupe une position d'autorité qui masque la division structurelle du sujet. Ce discours entretient l'illusion d'une possible entente sociale, alors qu’elle est, en réalité, basée sur la soumission à un maître tout-puissant, occultant les conflits et les contradictions qui traversent aussi bien les individus que la société.
Le Liban n’a pas l’apanage de cette logique du maître. Elle se retrouve, sous des formes diverses, dans de nombreux pays de la région. Du culte de la personnalité entourant certains dirigeants, à la prégnance des appartenances tribales ou religieuses, l'idéalisation des figures d'autorité semble répondre à un besoin profond de croire au mirage d’un père de la horde, imposant un ordre stable et protecteur. Mais cette quête d'un père tout-puissant, qu'il prenne les traits d'un leader politique, religieux ou même d'une idéologie, ne peut, tôt ou tard, que mener au désenchantement. Car aucun maître, aucune idéologie, ne peut colmater durablement les failles d'un système qui génère de la corruption, de la division et de l'exclusion.
La désillusion politique qui traverse le Liban ne saurait se réduire à une simple perte de confiance envers des dirigeants défaillants. Elle révèle une crise plus profonde des mécanismes de représentation et d'identification qui structurent ces sociétés moyen-orientales. Tant que les individus resteront prisonniers d'une conception infantilisante du pouvoir, projetant sur les maîtres du jour leurs espoirs et leurs frustrations, le dégrisement restera le prix à payer pour cet égarement.
La littérature et le cinéma regorgent d'exemples illustrant cette dialectique de l'espoir et de la désillusion, nous renvoyant à notre propre humanité et nous invitant à une réflexion sur la condition humaine. Madame Bovary de Flaubert incarne de manière paradigmatique la quête d'un idéal amoureux et la confrontation douloureuse avec la réalité prosaïque. Gatsby le Magnifique de Fitzgerald montre comment le rêve américain se heurte à l'impossibilité de retrouver un passé idéalisé. Au cinéma, La Dolce Vita de Fellini ou American Beauty de Sam Mendes explorent avec acuité la tension entre les aspirations des personnages et la médiocrité de leur existence.
In fine, nous pouvons dire que la désillusion, loin d'être un simple accident de parcours, peut constituer un moment nécessaire dans le développement psychique individuel et collectif. Car l'enjeu n'est pas de l’éviter, mais d’en faire un objet d’élaboration et de créativité. Dans un contexte comme celui du Proche-Orient, ce travail prend une dimension particulière. Le défi, auquel nous sommes confrontés depuis de très longues années, consiste à transformer les structures sociales et politiques, tout en permettant l'émergence de nouveaux modes de lien social qui ne reposeraient plus sur l'idéalisation massive des leaders. Cela implique de renoncer aux illusions infantiles d'un maître tout-puissant pour assumer la responsabilité citoyenne de construire, ensemble, un avenir commun.
Peut-être que la véritable maturité psychique, tant individuelle que collective, réside justement dans cette capacité à maintenir un espoir lucide, conscient de ses limites, mais non moins vivace.
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