Pourquoi nos sociétés modernes, si rationnelles, restent-elles fascinées par l'occulte ? La psychanalyse éclaire les ressorts inconscients de cet attrait paradoxal pour la voyance et les arts divinatoires, enraciné dans l'angoisse existentielle et la quête éperdue de sens.
Si nous interrogeons la relation qui se noue entre le voyant, son consultant ou le spectateur, nous trouvons un éclairage surprenant dans le concept psychanalytique de transfert. Lorsque nous consultons un voyant, nous lui attribuons inconsciemment un savoir sur notre désir et notre destinée. Nous le plaçons, selon les mots de Lacan, en position de "sujet supposé savoir" : il devient le dépositaire fantasmatique d'une vérité cachée sur nous-mêmes ou sur notre environnement, une vérité que nous aspirons à connaître, étant dans l’impossibilité d’accepter l’existence d’un effrayant trou existentiel.
Cette projection imaginaire est au cœur de la rencontre divinatoire. Contrairement à ce qui se passe dans la cure analytique, où le transfert est peu à peu démonté et interrogé, la voyance repose sur son exaltation. Plus le consultant ou le spectateur investit le médium comme détenteur d'un pouvoir de révélation, plus l'expérience devient intense et convaincante. Nos espoirs et nos craintes les plus intimes, brusquement exposés sous le regard d'un fascinant autre, s'en trouvent démesurément amplifiés.
Mais le voyant n'est pas un réceptacle passif de nos projections. Mû par ce que Mélanie Klein appelle l'identification projective, il développe une aptitude troublante à se brancher sur la psyché du quémandeur, captant ses attentes secrètes, ses hontes inavouées, ses rêves les plus fous. Cette empathie intuitive lui permet de délivrer des révélations qui "tombent juste", faisant écho à un vécu enfoui que nous reconnaissons confusément comme nôtre.
Faut-il pour autant crier à la magie ou à la transmission de pensée ? Freud nous invite à une lecture plus subtile. Si les propos du voyant nous touchent avec une telle acuité, c'est qu'il s'adresse, par-delà notre histoire singulière, aux grands thèmes universels de l'inconscient humain, telle, par exemple, notre aspiration à exercer un contrôle sur une existence souvent imprévisible. Nos fantasmes, nos peurs, nos désirs les plus inavouables trouvent leur répondant dans un fonds collectif où puise le médium, fût-ce à son insu. En cela, la voyance est toujours vraie, mais d'une vérité qui transcende l'anecdote individuelle pour toucher à l'essence même de notre humanité.
La fascination pour l'occulte plonge ses racines dans l'aube de la vie psychique. L'enfant tout-puissant, que chacun a été, fut persuadé que le monde pliait sous la force de son désir et de ses représentations. Qui n'a pas cru ou désiré croire, un jour, pouvoir influer sur le cours des choses par la seule magie de son esprit ? Les croyances enfantines témoignent du sentiment de pouvoir absolu sur son environnement, hérité des premiers temps de la vie où le nourrisson ne distinguait pas encore son moi du monde extérieur.
Ce sentiment d'omnipotence ne disparaît jamais totalement. Il perdure à l'âge adulte sous une forme atténuée, dans nos superstitions, nos rituels conjuratoires, notre conviction inavouée que "ça va marcher" parce qu'on y croit très fort et qu’on se le répète continuellement. En ce sens, la pensée magique n'est jamais loin : elle traduit la persistance d'un mode de fonctionnement archaïque où désir et réalité ne font qu'un, offrant l'illusion grisante d'échapper aux limites frustrantes du principe de réalité.
Mais ce fantasme d'omnipotence n'est pas exempt d'une angoisse sourde. S'il est si impérieux de soumettre le monde à son vouloir, n'est-ce pas pour mieux tenir à distance l'impuissance radicale de l'être parlant face à l'inexorable de la mort ? Comme l'a montré Freud, l'inconscient ignore la finitude. Viscéralement réfractaire à l'idée de sa propre disparition, il ne cesse de la démentir dans des constructions fantasmatiques où le désir se pose en maître du temps. En ce sens, la fascination pour l'au-delà ainsi que pour les esprits n'est jamais que l'envers d'une dénégation de la mort, cette "castration absolue" que certaines méthodes thérapeutiques tentent désespérément d'occulter.
Quant à la possibilité de phénomènes télépathiques, Freud s’y est intéressé en raison des implications psychiques de la croyance en ce phénomène, Il a suggéré que la télépathie représenterait des désirs de relations et de communication plus ou moins inconscients, contournant les limitations du langage verbal.
En réalité, la fièvre de l’occulte traduit avant tout le refus du sujet de reconnaître son exil irrémédiable hors du "paradis perdu" de la plénitude originaire. En projetant sur le médium un savoir qui viendrait combler le vide béant au cœur de son être, le quémandeur cherche à démentir ce qu'aucune prédiction ne saurait conjurer : la solitude abyssale à laquelle le voue son statut de sujet désirant, à jamais divisé par son entrée dans l'ordre symbolique du langage.
Ainsi, pour la psychanalyse, l'attrait pour l'occulte serait l'expression d'un fantasme d'immortalité, d'une aspiration éperdue à faire l'économie du manque et de la perte qui constituent notre condition de sujets parlants. Face à l'angoisse existentielle tapie au cœur du désir humain, la voyance fait scintiller la promesse d'une toute-puissance imaginaire. Mais cette tentative de suturer par la magie la béance de l'inconscient reste illusoire : c'est précisément de son incomplétude que le désir tire sa force d'invention et de renouvellement.
Au fond, c'est bien l'angoisse existentielle qui se terre au cœur de notre fascination pour l'occulte, comme un moteur secret et puissant. Cette peur viscérale de l'inconnu qui étreint l'âme humaine depuis la nuit des temps, ce vertige face à l'opacité d'un destin sur lequel nous n'avons pas prise, voilà ce qui nous pousse inlassablement à questionner oracles et voyants. Non pas tant pour se distraire ou tromper l'ennui, mais pour conjurer cette inquiétude sourde qui rôde aux confins de notre inconscient, tapie dans les interstices de nos vies si savamment agencées. Car c'est bien d'un "retour du refoulé" qu'il s'agit ici, les peurs primordiales tapies sous le vernis de nos certitudes pseudoscientifiques ressurgissant là où on les attend le moins : dans une publicité pour une voyante, au détour d'une conversation de salon, d’une émission télévisée ou dans les rayons ésotériques d'une librairie.
Face à ce gouffre existentiel, l'individu déploie toute l'ingéniosité de son appareil psychique. Croyances, superstitions, rituels occultes : autant de fétiches clinquants brandis comme des talismans face à l'innommable de notre condition. À la terrifiante liberté d'être soi, ils opposent le carcan rassurant d'un destin écrit quelque part, déchiffrable par quelques initiés. Aux vertiges de la contingence, ils substituent la certitude enivrante d'un plan secret régissant le chaos apparent du monde.
Toutefois, même lorsqu'ils se révèlent illusoires, ces mirages n'en remplissent pas moins une fonction vitale. Ils dressent un fragile rempart contre l'angoisse qui menace à tout instant de submerger le Moi, offrant au sujet un havre imaginaire où il peut déposer le fardeau écrasant de son existence. En rabattant l'énigme de son désir sur la parole supposée toute-puissante d'un voyant, l'individu réinvente les douces chimères de l'enfance où sa pensée façonnait le monde à sa guise. Les prédictions extirpées de la bouche de l'oracle, fussent-elles funestes, valent toujours mieux que le silence assourdissant d'un gouffre sans égards pour nos attentes infantiles. Elles offrent un semblant de prise sur un destin opaque et tissent une trame narrative dans le fatras chaotique des événements.
Dans les moments de crise où tous les repères volent en éclats, l'irrationnel apparaît comme la seule bouée à laquelle se raccrocher pour ne pas sombrer. Ainsi s'explique son regain immanquable en ces périodes de grands bouleversements collectifs ou individuels, comme si la pensée magique se nourrissait des brèches ouvertes dans la trame symbolique par les catastrophes de l'histoire et les déchirures du tissu social.
C'est là que l'occultisme tire son épingle du jeu, en proposant une palette de croyances et de pratiques à géométrie variable, où chacun peut piocher à sa guise en fonction de sa sensibilité et de ses besoins du moment. De l'astrologie au tarot et à la voyance, en passant par le spiritisme, la numérologie et les châteaux hantés, l'éventail des possibles est infini pour qui cherche à réenchanter son quotidien.
Ainsi, cette nébuleuse ésotérique apparaît comme le point de suture par où le corps social tente de faire tenir ensemble modernité désenchantée et soif inextinguible de merveilleux. Il donne une forme socialement acceptable à ces parts d'ombre irréductibles qui travaillent la psyché humaine depuis des temps immémoriaux, sans jamais pouvoir être totalement résorbées dans les lumières de la raison. En cela, il remplit une fonction majeure de réenchantement et de mise en sens, sans laquelle l'existence désubstantialisée du sujet moderne risquerait de sombrer dans un désarroi abyssal.
Car, derrière l'apparente fixité de ses thèmes de prédilection, l'occultisme n'a cessé de se réinventer pour traduire les aspirations et les hantises les plus intimes de l'âme humaine. Il témoigne de la quête éperdue de sens de l'être parlant, aux prises avec son désir et sa finitude, et de sa propension à investir de ses fantasmes les zones d'ombre où vacille la raison. En cela, sa compréhension éclaire d'une lumière nouvelle la complexité de la psyché et la créativité foisonnante de l'inconscient, jusque dans ses productions les plus déroutantes.
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