Les geôles syriennes : une fabrique de déshumanisation programmée
©Abdulaziz KETAZ / AFP

Torturés et brisés dans les geôles du régime syrien, les prisonniers se voient dépossédés de leur humanité. Traumatismes dévastateurs, réintégration semée d'embûches : la psychanalyse et les sciences humaines éclairent les ressorts d'une inéluctable déshumanisation et esquissent les voies d'une difficile reconstruction, à la croisée de l'intime et du politique.

Sous le règne de la Dynastie des Bouchers de Damas, les conditions de détention atrocement organisées, appliquées aux prisonniers dans leurs geôles, ont entrainé des conséquences physiques et psychiques dévastatrices. Torturés, humiliés, privés de leurs droits les plus élémentaires, ces hommes et ces femmes ont vu leur intégrité profondément brisée. Le corps et la psyché des prisonniers sont froidement instrumentalisés à des fins de renseignement, de rétorsion ou d'élimination. Les images crues qui circulent sur les réseaux sociaux sont abominables, elles forcent le spectateur à contempler un être humain qui n’est plus qu’un rebut, ayant sombré dans une régression archaïque de détresse absolue. Ces images induisent le voyeur que nous devenons à nous représenter l’innommable : le broyage des corps inhumanisés par l’invention pathologique de machines infernales, véritables rouleaux comprimant des êtres annihilés.

Sigmund Freud a révolutionné la compréhension des traumatismes psychiques. Il a montré comment un événement d'une violence extrême pouvait submerger les capacités de défense du Moi et laisser des traces indélébiles dans l'inconscient. Chez les prisonniers torturés, la répétition incessante des sévices fait voler en éclat le mécanisme de pare-excitations qui protège habituellement le psychisme. Ne pouvant ni fuir, ni combattre, ni intégrer une expérience qui dépasse ses ressources, le sujet se trouve dans un état d’indigence sans recours. 

Cette effraction traumatique, véritable "trouée dans le psychisme" selon les termes de Freud, submerge le sujet d'un afflux d'excitations non maîtrisables. Les mécanismes de défense habituels sont débordés, laissant la place à un profond bouleversement. Le traumatisé se trouve alors hanté par le retour perpétuel de la scène traumatique, qui s'impose à lui sous forme de flashbacks, de cauchemars répétitifs, de réminiscences intrusives. Ce retour de l’indicible signe l'échec des processus d'intégration psychique et maintient le sujet prisonnier d'un passé toujours actuel. Une fois libéré, sa réintégration dans la société et dans son cercle familial s'avère très difficile, tant les traumatismes subis ont fragilisé son équilibre psychique.

Freud souligne aussi comment le trauma attaque les fondements narcissiques du sujet et ébranlent profondément la confiance en soi. Face à l'impuissance extrême vécue lors des tortures, le sentiment de continuité identitaire vacille. Le Moi, instance de référence et d'adaptation à la réalité, se trouve gravement fragilisé dans ses assises.

Lacan prolonge et complexifie cette conceptualisation du trauma. Il insiste sur la rencontre brutale avec un réel "impossible à dire, impossible à représenter". Le trauma signe un trou dans l'ordre symbolique, une béance dans la trame signifiante où le sujet est précipité sans recours. Cette confrontation avec l'innommable projette le sujet dans une angoisse abyssale. Il se retrouve alors comme "destitué", dépossédé de sa position de sujet désirant et parlant.

La torture vise précisément cette destitution subjective, cet anéantissement des fondements symboliques de l'être. En réduisant le prisonnier à un corps souffrant, à une vie nue exposée sans limites au pouvoir souverain, le bourreau attaque les racines de son humanité. C'est son existence comme sujet qui est niée, dans une entreprise de déshumanisation radicale.

Dans Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, la psychanalyste Julia Kristeva propose ce concept d'abjection pour décrire ce qui pulvérise radicalement les limites entre soi et l'autre, entre l'humain et l'inhumain. L'expérience de la torture confronte à cet insoutenable de l'abject. Les sévices font voler en éclat les frontières de l'intime, exposent une vulnérabilité sans recours. Le bourreau s'immisce au plus profond de sa victime, souille son corps et son esprit, dans une proximité dangereuse et répugnante. Réduite à un déchet, à une rognure déshumanisée, la victime perd tout repère et toute estime d'elle-même.

Avec la notion bien connue maintenant de la "banalité du mal", la philosophe Hannah Arendt explique que ce processus de déshumanisation est rendu possible par un système qui transforme des individus ordinaires en rouages dociles, complices actifs d'une mécanique de la terreur. Les bourreaux des prisons syriennes, comme dans tout autre pays, obéissent aveuglément aux ordres, dans une disruption effrayante de leur conscience morale, jusqu’à s’identifier à la haine aveugle de leurs maîtres à l’égard des prisonniers. Cette banalisation de la cruauté, méticuleusement organisée, amplifie le caractère impensable des sévices endurés.

Dans Surveiller et punir : Naissance de la prison, Michel Foucault a analysé comment le système carcéral visait à dresser et à contrôler les corps, à produire des sujets dociles et malléables. Cette entreprise de domination et de normalisation est poussée à son comble dans les centres de détention syriens. Par un savant équilibre de châtiments arbitraires et de fausses promesses, les geôliers cherchent à réduire les prisonniers à l'état d'objets dégradables et avilis. Tout est fait pour briser leur identité, jusqu'à leur ôter la maîtrise de leurs fonctions corporelles.

Mais il ne faut surtout pas croire que ces bourreaux sont des individus rarissimes, qu’ils ne nous ressemblent pas, que nous ne pourrons jamais accomplir leurs actions abjectes. L’inconscient de chaque être humain est un réservoir de pulsions diverses et opposées, incluant des forces sauvages de destruction, de cruauté et de violence, qui entrent en conflit les unes avec les autres. Placés dans certaines conditions, nous pouvons nous retrouver incapables de contrôler notre sauvagerie intime, en dépit des réticences ressenties.

Les expériences en psychologie sociale l’ont amplement prouvé.

D’abord celle, en 1963, de Stanley Milgram (illustrée dans le film d’Henri Verneuil I. comme Icare) : ce chercheur avait invité des participants volontaires à jouer le rôle de maîtres, placés sous l’autorité d’un référent universitaire qui les incitait à infliger des chocs électriques d’intensité maximum (450 volts) à d’autres, jouant le rôle d’élèves, chaque fois que ces derniers répondaient faux à une question. Les résultats furent surprenants non seulement aux yeux des expérimentateurs mais aussi à ceux des psychiatres consultés qui n’avaient jamais envisagé une telle découverte : 62% des participants ont infligé un choc électrique maximal, malgré les signes évidents de souffrance de l’apprenant.

La conclusion s’impose d’elle-même : des individus tout à fait ordinaires peuvent être amenés à commettre des actes cruels lorsqu'ils se soumettent à l'autorité, même si cela va à l'encontre de leur morale personnelle.

Les répétitions ultérieures de cette expérience dans différents pays ont abouti aux résultats suivants, encore plus préoccupants :

    • Le taux minimal de soumission est de 50%
    • Le taux maximal de soumission est de 87,5%
    • La moyenne du taux de soumission est de 71%

L’autre expérience faite aux Etats-Unis, encore plus étonnante, est celle menée par Philip Zimbardo, dans laquelle des étudiants universitaires tout à fait ordinaires jouent le rôle de gardiens de prison. Très rapidement, ils adoptent des comportements cruels, sadiques et abusifs, jouissant des souffrances infligées à d’autres étudiants jouant le rôle de prisonniers. Comme dans l’expérience de Milgram, les victimes comme leurs bourreaux, se sont retrouvées déshumanisés.  L’expérience atteint un tel degré d’insoutenabilité qu’elle dut être interrompue. (Au cinéma : The film experiment de Tim Talbott).

Dans son ouvrage L’île des condamnés, l’écrivain militant Suédois Stig Dagerman nous livre la même constatation : « Deux choses me remplissent d’horreur : le bourreau en moi et la hache au-dessus de moi. » Autrement dit, un bourreau n’est pas uniquement un personnage extérieur : il est coalescent avec un autre intérieur, l’enfant pervers qui sommeille dans l’inconscient de chaque sujet, prêt à resurgir dans certaines conditions.

Pour Sibel Agrali, qui dirige le Centre Primo Levi pour les soins et le soutien aux personnes victimes de la torture et de la violence politique, on ne peut ni guérir ni faire oublier les effroyables sévices subis. Toutefois, un travail thérapeutique patient et multidisciplinaire peut permettre de retrouver progressivement des repères et une certaine sécurité interne. Soutien médical et thérapeutique, accompagnement social et juridique, médiation par des interprètes sont autant de facettes d'une prise en charge globale.

Pour ces sujets brisés, le travail thérapeutique est long et difficile. Le premier défi est souvent de pouvoir mettre des mots sur l'innommable, de tenter de symboliser un vécu qui excède toute représentation. La parole, lorsqu'elle peut émerger, est un premier pas vers une réappropriation de soi. Extirper les événements traumatiques de la sidération muette où ils enferment le sujet est une étape essentielle. Entre thérapeute et patient s’édifie une "co-construction" qui redonne au sujet une position d'acteur et une confiance progressivement retrouvée dans ses ressources.

C'est en retrouvant sa place de sujet dans l'échange symbolique, en renouant le pacte de la parole et de la reconnaissance mutuelle, que la victime pourra retrouver une position désirante. Plus concrètement, il s’agit, pour elle, de sortir de l'isolement, d’être reconnue avec bienveillance, de réapprendre à tisser des liens et de se sentir respectée dans sa souffrance et sa dignité.

Enfin, la dimension politique, sociale et collective est fondamentale pour restaurer un sentiment d'appartenance et d'humanité partagé. C'est à la société tout entière de reconnaître l'ampleur de ces drames et de se mobiliser pour que les bourreaux, leurs maîtres et leurs complices répondent de leurs actes. Seule une condamnation ferme et juste de ces crimes peut redonner aux victimes une place de sujets à part entière.

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