Baalbeck raconte… le chemin des étoiles d’Henri Goraïeb
Henri Goraïeb interprète le Concerto pour piano de Schumann, accompagné par l’Orchestre de l’Académie nationale Sainte-Cécile de Rome, sous la direction du chef italien Fernando Previtali, lors du Festival de Baalbeck, en août 1957 ©Collection Henri Goraïeb

Âme éperdument dévouée à la musique, Henri Goraïeb marqua le XXe siècle de sa présence, illuminant les scènes internationales, allant du Moyen-Orient à l'Europe, de la Russie à l'Inde. Dans ce troisième article de notre série, nous rendons hommage au parcours exceptionnel de cette “encyclopédie musicale vivante”, marqué par un premier triomphe à Baalbeck. Un triomphe qui ne fut que le prélude à une série de succès internationaux, portés par une quête incessante de vérité musicale et une modestie qui dissimula souvent un talent d'une rare finesse.

Il est des âmes qui traversent ce monde comme une étoile filante, laissant derrière elles une lumière qui ne s’éteint jamais. Elles naissent dans le silence et retournent au silence originel. Sur la pointe des pieds, dit-on. Henri Goraïeb (1935-2021) était de celles-là. Pianiste-concertiste, et ô comme virtuose, il était de ces cierges qui brûlaient, stoïquement, malgré les vents contraires, pour illuminer de leur présence un paysage musical qui, peu à peu, s’effrite sous le poids de l’éphémère et du dérisoire. Un monde artistique qui ressent le besoin, voire la pulsion, de se suicider. L’image est sombre, nous en convenons, mais comment éviter ce constat lorsqu’on assiste, impuissant, au délitement de cette “révélation plus haute que toute sagesse et toute philosophie”, pour reprendre l’expression beethovénienne?

Le ver était déjà dans le fruit depuis plusieurs décennies, gangrenant lentement la musique d’art occidentale en perte de repères. Mais Henri Goraïeb, lui, savait croquer ailleurs. Il fuyait les évidences corrompues pour puiser dans des terres encore fertiles, là où la musique conservait son souffle premier. Il était de ces Don Quichotte du piano, combattant les moulins à vent d’un monde où la quête de la vérité musicale semblait s’être perdue. Là où d’autres se complaisaient dans la facilité, il persistait à chercher, à explorer, à rêver, à creuser, encore et toujours, bref à faire intuitivement “chanter” son piano, comme il aimait à le dire, ravivant continuellement des chefs-d’œuvre qu’un modernisme assourdissant cherchait à ensevelir. Et l’on sait, hélas, la rançon à laquelle sont condamnés les hommes honnêtes.

Le troisième article de notre série, consacrée à la ville du soleil, rend hommage à cette “encyclopédie musicale vivante”, pour reprendre les mots du pianiste et compositeur polonais Milosz Magin (1929-1999), ami de longue date d’Henri Goraïeb. Il s’attarde sur ses deux concerts au Festival de Baalbeck, en 1956 et 1957, des prestations qui ont offert un avant-goût d’éternité aux âmes les plus exigeantes et raffinées, dont Charles Munch (1891-1968), chef d’orchestre parmi les plus sensibles de son siècle.

Sélection impromptue

Juillet 1956. Fort du succès de l’année précédente, le Festival de Baalbeck se prépare à lever le rideau sur sa deuxième édition. Parmi les invités d’honneur figure pas moins que Wilhelm Kempff (1895-1991), dont l’élégance et la maîtrise pianistiques demeurent incontestables, bien qu'il semble désormais quelque peu éclipsé par l’émergence de nouvelles grandes figures musicales, notamment Sviatoslav Richter (1915-1997) et Arturo Benedetti Michelangeli (1920-1995). Quoi qu’il en soit, c’est un autre concert qui retiendra particulièrement l'attention des mélomanes cette année-là: L'Oiseau de feu d'Igor Stravinsky (1882-1971), interprété par l'orchestre de la NDR de Hambourg, sous la direction de Léon Barzin (1900-1999). Tout semble prêt pour que l’oiseau mythique prenne son envol à Baalbeck. Ou presque. La partie de piano, essentielle à l'œuvre, ne dispose pas encore d’un interprète attitré.

“J'ai timidement fait savoir que je la connaissais, et l'on m'a invité à la jouer”, affirmait feu Henri Goraïeb dans ses correspondances avec l’auteur de ces lignes, qui n’est autre que son biographe. Ainsi, le 31 juillet 1956, sur les marches du temple de Bacchus, le jeune pianiste de 21 ans s’illustre brillamment auprès de l’orchestre allemand. Il relève surtout le défi en insufflant l’énergie et la vigueur nécessaires pour magnifier l’esprit exalté de cette œuvre typiquement russe qui précède le séisme, voire le scandale, du Sacre du printemps. Le piano se fond harmonieusement dans l’ensemble, accentuant les couleurs et les miroitements orchestraux. Une symbiose parfaite, révélant tout le génie de Stravinsky dans l’art de sculpter les timbres. Bien que modeste, la prestation d'Henri Goraïeb suscite l'attention de la presse, qui lui accorde des éloges unanimes. Sa performance éclipse même celle, pourtant remarquable, du pianiste Aldo Mancinelli (1928-2020), soliste du Concerto n° 2 pour piano d'Anis Fuleihan (1900-1970). La Symphonie n° 35 en ré majeur, K. 385 (dite “Haffner”) de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) sera également au programme de cette soirée.

Concert historique

“Cette participation m’a valu un grand succès tant auprès du public que de la presse. Je ne saurais dire si cela a influencé Mme Aimée Kettaneh et le Comité du Festival de Baalbeck à me proposer, pour l'édition suivante, un concert avec orchestre”, écrivait Henri Goraïeb. Le projet se concrétise par un engagement, en août 1957, le pianiste étant invité à interpréter le Concerto pour piano en la mineur, op. 54 de Robert Schumann (1810-1856) avec l’Orchestre de l’Académie nationale Sainte-Cécile de Rome. “Ce choix ne rencontra cependant pas l'adhésion d'Anis Fuleihan, alors directeur du Conservatoire national libanais, qui suggéra au Comité du Festival d’inclure le violoniste Varoujan Kodjian et la pianiste Diana Takieddine au programme”, ajoutait le virtuose. Le reste appartient à l'histoire et à la critique musicale.

Cette année-là, le Festival de Baalbeck accueille deux figures musicales de renom: Charles Munch, l'un des chefs d'orchestre les plus illustres de la scène internationale, et Fernando Previtali (1907-1985), dont le nom est indissociable du répertoire italien. Ce dernier sera chargé de diriger l’orchestre lors du concert d’Henri Goraïeb. “Munch était furieux qu’on ne m’ait pas confié à lui”, faisait-il remarquer. Le chef français assiste, toutefois, au concert, où il est impressionné par le niveau d'interprétation du soliste, marquée par une grande maîtrise technique mais surtout expressive. En effet, le Concerto de Schumann présente un goût romantique très prononcé, mettant en valeur l’intimité du dialogue entre le piano et l’orchestre. Celle-ci est particulièrement accentuée dans le premier mouvement (Allegro affettuoso), où l’écriture raffinée pour les bois solistes contraste avec le discours pianistique qui invite à une écoute attentive des nuances et des couleurs sonores. L'Intermezzo du second mouvement explore, quant à lui, une variété de climats introspectifs, avant de se fondre sans interruption dans le finale joyeux.

Prélude lumineux

Le concert touche presqu’au sublime. Un triomphe. “Munch m’a montré une estime qui m’a ému toute ma vie. Il a même pris soin d'envoyer un petit mot à Marguerite Long pour lui faire part de ma performance”, racontait le pianiste libano-français. “Chère, chère amie. Je viens d’entendre un jeune pianiste libanais qui a admirablement joué Schumann. Son nom est Goraïeb. Encore un qui joue si bien parce qu’il est un des vôtres. Avec toute ma profonde affection, votre Charles”, peut-on lire dans cette lettre. À cette époque, Henri Goraïeb est le disciple de Marguerite Long (1874-1966), une pianiste française de renommée internationale, reconnue pour son interprétation du grand répertoire (dit) classique et son rôle de pédagogue influente dans le monde de la musique pianistique.

Ce premier succès éclatant à Baalbeck ne sera que le prélude à une série de triomphes qui va profondément marquer sa carrière, notamment en France et au Luxembourg aux côtés de Louis de Froment (1921-1994), à travers l'Europe avec de prestigieux orchestres (l’Orchestre philharmonique du Luxembourg, l'Orchestre national de la radiodiffusion française, l'Orchestre symphonique de Bucarest, parmi d’autres), en Union Soviétique où l'un de ses concerts sera diffusé par la radio nationale, mais également en Inde et au Moyen-Orient, dont le Liban. “Sa modestie a toujours caché son talent pianistique, de récitaliste, de concertiste et d’accompagnateur. Et il était très grand, ce talent, comme l’étaient son répertoire et sa culture musicale”, nous confie Gilles Cantagrel, grand spécialiste de Jean-Sébastien Bach (1685-1750) et ancien patron de France Musique où Henri Goraïeb anime, dans les années 1980, une série d’émissions: Les Archives lyriques, Premières loges, Voix souvenirs, Les Voix de la nuit et D’une oreille à l’autre.

Si la Pologne avait Arthur Rubinstein (1887-1982), l'Italie Arturo Benedetti Michelangeli, la France Alfred Cortot (1877-1962), l’Union soviétique Emil Gilels (1916-1985), le Liban, lui, avait Henri Goraïeb. Requiescat in pace, Maestro.

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