Dans le quatrième volet de notre série consacrée à Baalbeck, nous rendons hommage à Herbert von Karajan, figure majeure de la direction orchestrale du XXe siècle, dont les deux concerts au Festival de Baalbeck, en 1968, ont inscrit le Liban au cœur de la scène musicale internationale. Ces performances, marquées par une rigueur rare de nos jours et un raffinement artistique qui lui est propre, mettent davantage l’accent sur l'union sacrée entre le passé glorieux de la musique d’art occidentale et la pérennité culturelle de cette terre désormais meurtrie.
“Est-ce vraiment le titre?” s’interroge l’un, comme si un tel article ne pouvait se contenter d’un intitulé aussi sobre. Herbert von Karajan. Tel en est le titre, et nul autre ne saurait lui être attribué. Tout qualificatif serait vain, tout superlatif ne ferait qu’effleurer la réalité, sans jamais l’atteindre. Ce nom porte en lui tout le poids de l’histoire et de la légende. Le passé, dit-on communément. Certes. Mais ce, dans le juste sens du terme et non dans une acception péjorative. En effet, la mer finit toujours par effacer les traces que les hommes apposent sur le sable de la vie, emportant avec elle ce qui appartient à la terre. Elle arrache à l’éphémère ces empreintes fragiles pour les pérenniser dans le sel de l’éternité. Et Herbert von Karajan (1908-1989) appartient justement à cette éternité. Le quatrième article de notre série consacrée à la ville du Soleil rend hommage à l’une des figures les plus fascinantes et paradoxales de la musique d’art occidentale du XXe siècle, dont les deux concerts au Festival de Baalbeck, en 1968, ont inscrit le Liban dans l’histoire vivante de cette culture européenne, dite universelle.
Quête obsessionnelle
Chef d'orchestre fougueux, voire intransigeant, Herbert von Karajan est à la fois vénéré et controversé en raison de sa quête obsessionnelle de la perfection et des équilibres raffinés. Et pour cause! Tout au long de sa carrière, il s’imprègne des styles des deux géants de la direction d’orchestre de son époque: l’Italien Arturo Toscanini (1867-1957) et l’Allemand Wilhelm Furtwängler (1886-1954). Ses sonorités orchestrales, savamment calculées et reconnaissables parmi tant d’autres, sont alors désignées sous le nom de “son Karajan”. Celui-ci évoluera au fil des décennies, mais se distinguera invariablement par une délicatesse sobre, une limpidité cristalline et un raffinement constant dans la recherche de la pureté sonore. Cette approche pointilleuse fait aussitôt de Karajan l'un des chefs les plus influents de la musique symphonique. Elle alimentera toutefois des critiques virulentes, tant sa manière d’aborder les compositeurs, de Johann Pachelbel (1653-1706) à Gustav Mahler (1860-1911), en passant par Ludwig van Beethoven (1770-1827) et Johannes Brahms (1833-1897), semble parfois dénuée de la diversité stylistique que requiert chaque époque. Pourtant, Karajan est pleinement convaincu de sa vision artistique et fait preuve d’une obstination méthodique dans sa démarche.
Cet univers sonore, presque impénétrable, pour ainsi dire, est en grande partie à l’origine de son mythe. Un mythe, voire un culte, accentué par sa notoriété et son influence sur l'Orchestre philharmonique de Berlin, qu'il façonne, avec une précision d’orfèvre, en un instrument parfaitement accordé à la noblesse de la grande musique germanique. Néanmoins, ce portrait d’un perfectionniste absolu ne saurait rendre pleinement justice à la complexité de Karajan. Son parcours, souvent perçu à travers le prisme d’un répertoire dominé par Beethoven, Brahms et Mahler, ne doit pas occulter ses incursions dans un répertoire plus large, notamment l’opéra italien de Giuseppe Verdi (1813-1901) et Giacomo Puccini (1858-1924), sans oublier, évidemment, l'œuvre de Richard Wagner (1813-1883). Cependant, malgré ses audaces, le chef d’orchestre porte peu d'intérêt à la musique postmoderne, dite contemporaine. Et c’est tant mieux. Karajan a ainsi fait le choix judicieux de se consacrer sans réserve à la grande musique canonique plutôt qu'à ce nouveau dogme de déconstruction du sens même du langage musical.
Allure imposante
Si les tournées européennes de Karajan contribuent à forger sa renommée, c’est dans l’intimité des ruines majestueuses de Baalbeck que le maître mène, en 1968, “son” Orchestre philharmonique de Berlin pour deux concerts qui marqueront longtemps les esprits. “Je venais tout juste de revenir d'Allemagne, où j'avais obtenu mon diplôme d'architecte, lorsque Salwa Saïd, alors à la tête du Festival de Baalbeck, m'a sollicité pour réaliser quelques affiches de concert”, raconte, pour Ici Beyrouth, David Corm, architecte et intellectuel libanais, concepteur du logo solaire du festival en 1968. Parmi ses premières créations, figure l'affiche des concerts de Karajan, donnés les 3 et 4 septembre 1968. “Karajan a particulièrement apprécié mon travail, le jugeant comme le meilleur qu'il eût jamais vu. Il m'a alors demandé de lui imprimer une centaine d'exemplaires pour les emporter avec lui. Je me souviens d’avoir fait quelques tirages en allemand, spécialement pour les lui offrir en souvenir de sa visite au Liban, comme un petit geste d'amitié”, se réjouit-il.
Avec ses traits anguleux et son regard perçant, Karajan impose sa prestance sur scène. Sa chevelure, devenue blanche avec l'âge, ajoute à son image d'autorité. Toujours impeccablement vêtu d'un costume noir, il dirige, les yeux fermés, avec une gestuelle précise et noble, loin de toute ostentation, une posture rigide qui reflète sa discipline et son charisme inébranlables. Pour le 3 septembre, le chef allemand opte pour un concert purement beethovénien, avec l’Ouverture Coriolan op. 62 et les symphonies no 5 op. 67 (dite Symphonie du destin) et no 6 op. 68 (dite Pastorale). “J'ai toujours été fasciné par son charisme, son rayonnement, son magnétisme, l'élégance de sa gestuelle. Il dirigeait les yeux fermés et faisait penser à un grand oiseau par la position de ses bras qui étaient comme des ailes”, explique Bernard Fournier, grand spécialiste européen de l’œuvre du génie de Bonn, pour Ici Beyrouth.
Contenu de vérité
Herbert von Karajan est largement associé à l'interprétation des œuvres orchestrales de Beethoven. Ses enregistrements des symphonies du maître allemand, en particulier, sont devenus des références dans le monde de la musique (dite) classique. Son approche met l'accent sur l'autorité du compositeur, le présentant comme un génie visionnaire, presque surhumain, et soulignant la rigueur et la grandeur de la structure musicale. “Si je ne l'ai, en général, pas pris comme référence dans mes écrits beethovéniens, il est pour moi un des plus grands chefs beethovéniens de la seconde moitié du vingtième siècle avec Klemperer, Giulini, Bernstein, Abbado”, précise le musicologue. Et de poursuivre: “Je n'ai jamais été convaincu par les interprétations de Toscanini, trop rapides, ou de Furtwängler, trop lentes. Avec Karajan, on sent que ce qui compte, ce n'est pas la recherche de l'effet (trop superficiel) mais celle du sens profond, du “contenu de vérité”, pour reprendre les mots de Theodor Adorno. Ce qui comptait pour lui, c'est l'idée portée par l’œuvre et la matière sonore qui en découlait et que l'interprète devait sculpter”.
Pour son second concert, donné le 4 septembre, le chef d'orchestre se tourne vers un programme plus éclectique, tout en restant profondément ancré dans la tradition du répertoire germano-autrichien. Au programme: la Symphonie n° 29, K. 201 de Mozart, Till Eulenspiegels lustige Streiche, op. 28 de Richard Strauss (1864-1949), et la Symphonie n° 2, op. 73 de Brahms. En somme, la visite de Karajan à Baalbeck constitue un moment historique, un acte de foi envers la culture et la musique, face aux tumultes de l’époque, notamment l’attaque israélienne contre le Liban qui surviendra en décembre 1968. Ce concert marque non seulement l’arrivée de l’un des plus grands chefs d’orchestre du XXe siècle dans un lieu chargé d’histoire, mais aussi un hommage universel, depuis le Levant, à la pérennité de l’art. Il inscrit également le pays du Cèdre dans une dimension culturelle mondiale, réaffirmant sa place en tant que phare de la civilisation et du raffinement, même en des temps difficiles.
L'accès particulièrement ardu aux informations détaillées sur les concerts du Festival de Baalbeck, notamment ceux organisés durant les mandats d'Aimée Kettaneh (1956-1968), Salwa Saïd (1969-1972) et May Arida (1973-2010), soulève une interrogation essentielle: ces archives, désormais inscrites dans l'histoire culturelle du Liban, ne devraient-elles pas être numérisées et rendues accessibles à tous? À cet égard, il est frappant de noter que, pour obtenir ces informations précieuses, nous avons été contraints de nous référer aux archives allemandes d’Herbert von Karajan.
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