Depuis plus d’un an, les Libanais subissent, pour la plupart, une guerre qu’ils n’ont pas choisie. À part le drone de surveillance que l’on entend 24 heures sur 24 planer au-dessus de nos têtes, il y a les flashs infos angoissants sur des assassinats ciblés survenus, à quelques mètres, de notre voiture, ainsi que des bombardements qui nous réveillent en sursaut, faisant des longues nuits dans les bras de Morphée un rêve désormais lointain.
Le chaos, l’incertitude, le sang et la mort, ainsi que les images de destruction retenues par notre cerveau, sont devenus notre lot quotidien. Ils rôdent autour de nous et tournent en boucle dans nos têtes qui archivent l’horreur. Quant au bout du tunnel, avec un infime espoir de cessez-le-feu, il est sans cesse renvoyé aux calendes grecques pour notre grand désarroi.
Dans ces circonstances difficiles que traverse une fois de plus notre pays, comment les habitants gèrent-ils leur quotidien? Comment vont-ils sur le plan psychologique? Ont-ils une peur au ventre et un nœud d’angoisse à la gorge? Ou continuent-ils de vivre plus ou moins normalement? Peut-on estimer qu’au fur et à mesure que le conflit s’intensifie entre les parties prenantes, la panique devient désormais collective?
Quid de la panique collective?
Selon l’Académie nationale de médecine, on parle de peur collective intense lorsqu’elle est ressentie “en même temps” par tous les individus d'une population. Cette peur est “caractérisée par la régression des consciences à un niveau archaïque, impulsif et grégaire, qui se traduit par des réactions primitives de fuite éperdue, d'agitation désordonnée, de violence ou de suicide collectif”.
Elle survient à la suite immédiate de catastrophes naturelles ou durant des guerres et touche principalement les victimes directes, mais concerne aussi les personnels "impliqués", tels que les sauveteurs ou les témoins, y compris les journalistes.
Toutefois, cette terminologie “bloque” une psychologue-psychothérapeute interrogée par Ici Beyrouth, qui a requis l’anonymat. “Je ressens un bug. La panique collective est limitée dans le temps; elle peut durer quelques jours, mais tout dépend de l’histoire de chacun.” Si cet état devait durer des mois, il s’agirait plutôt d’une “anxiété collective”, explique-t-elle.
Dr Azar: peurs et comportements
Dr Hana Azar, psychiatre à l’hôpital Rizk et à l’HDF, enseignante à l’Université Saint-Joseph, observe à la clinique et aux urgences “deux types de population” dans notre société en guerre.
Une population habite dans les zones ciblées et vit une période dramatique où “l’angoisse est collective”. Ces gens souffrent tous de troubles du syndrome post-traumatique “inouïs”, avec une phase aiguë pour certains, ou des symptômes qui apparaissent un ou deux mois plus tard, après une phase de latence, explique Dr Azar lors d’un entretien accordé à Ici Beyrouth.
Ils sont dans un “état de sidération”, font face à la mort en permanence et à l’horreur de la guerre. Ils fuient dans des convois sous les bombardements et lorsqu’ils échappent à la mort, ils voient un proche mourir sous leurs yeux et des blessés jonchant les routes.
Parmi leurs symptômes observés, elle cite des “troubles anxieux, des insomnies, un état d’alerte parce qu’ils doivent partir d’une minute à l’autre et l’angoisse de perdre un proche, donc une tristesse inouïe”.
Elle confie avoir reçu une mère qui emmenait son fils ayant fait une attaque de panique lorsqu’ils fuyaient le sud. “Il s’est mis à trembler d’un coup et a eu des palpitations”, raconte la maman. C’est ce qu’on appelle “une attaque de panique post-bombardement”, explique Dr Azar.
La seconde population sait que sa région n’est pas ciblée. Toutefois, elle est exposée “à l’horreur nocturne, aux sons des bombes et des drones en continu, et elle renifle des odeurs”.
Dr Azar donne l’exemple des habitants des régions limitrophes de la banlieue sud: Hadath, Hazmieh et Baabda. “Même s’ils savent qu’ils ne sont pas des cibles potentielles, ils vivent une exposition permanente à l’horreur visuelle et auditive assourdissante et n’arrivent à fermer l’œil que grâce à des tranquillisants.”
Cette population vit tous les jours dans une sorte “de dissociation”. Leurs nuits sont “insoutenables, sans oublier les images aux infos”. Et pourtant, quand le jour se lève, “ils doivent se rendre au travail et continuer de vivre normalement”.
La psychiatre donne l’exemple emblématique de la frappe de Noueiri. “Aux urgences, nous avons reçu des gens dans un état lamentable; ils ont vu trois immeubles s’effondrer dans une région qu’ils pensaient plutôt sûre. Ils ont alors ressenti de l’angoisse et certains ont même déménagé. Ils m’ont dit: même dans cette zone, on a eu des drames!”
“J’ai eu deux patients de Aïn el-Remmaneh qui m’ont dit avoir revécu l’horreur de la guerre de 75.” Finalement, “tout ravive des souvenirs enfouis qui remontent à la surface et qui font mal à tout le monde”, conclut la psychiatre, estimant que même cette population épargnée pour l’heure est “traumatisée”.
L’assassinat de Nasrallah fait l’unanimité entre “stupeur” et “angoisse collective”
Issam, 56 ans, chauffeur de taxi libanais, n’a pas peur en général parce qu’il a “vécu la guerre de 1975”. “J’ai toutefois ressenti une stupeur de quelques instants”, affirme-t-il, lorsque cinq raids ont visé, le 27 septembre dernier, le QG de Nasrallah.
Même son de cloche pour Camille, une Française de 27 ans originaire de Marseille, qui habite Beyrouth et qui n’a pas une nature “angoissée”. “Quand même, ça a fait trembler mon immeuble, j’ai donc ressenti une notion de danger quelque part”, confie-t-elle.
Marie-Michèle, grand-mère franco-libanaise de 75 ans, était seule à la maison. “Je me suis bouché les oreilles, me suis réfugiée, recroquevillée dans le couloir, un réflexe acquis durant la guerre. Tremblante, je me suis sentie diminuer sans pouvoir rien y faire; mon cœur battait très vite”, se souvient-elle. Dans son cas, un trouble de stress post-traumatique l’avait rattrapée. “Le 25 décembre 1985, notre maison a été bombardée. Nous étions à table en famille pour déguster les restes du réveillon de Noël. Pourtant, ma fille, âgée de 8 ans, a fait un caprice exigeant du thon. Le temps que la gouvernante l’emmène dans sa chambre – à ma demande – les éclats d’obus étaient tombés sur sa chaise vacante. Assise juste à côté d’elle sur une table ronde, j’ai tout reçu.” Marie-Michèle a alors dû serrer les dents; quelques semaines plus tard, elle s’installait à Paris avec ses enfants, avec 70 points de suture sur la tête et le refoulement de ses émotions en bandoulière. “Quatre jours après l’assassinat de Nasrallah, mes symptômes ont ressurgi. Ça a commencé par des vertiges, des insomnies, une insécurité et la sensation que j’allais m’évanouir.” Quant aux alertes, elle en a eu en 2023, avec les répercussions du violent séisme survenu en Syrie et en Turquie et lors de l’explosion du port de Beyrouth en 2020. “Mon visage tremblait pendant que la peur m’envahissait, voyant toutes les vitres de mon appartement du 10e étage se briser.”
Noé, 33 ans, qui a grandi dans les Alpes, se dit habitué aux sons des charges explosives pour les départs artificiels d’avalanche afin de sécuriser le domaine skiable. La “peur était pourtant contagieuse – sur le moment – tant les frappes étaient inédites”, explique-t-il.
Clara, 22 ans, travailleuse domestique éthiopienne, a déclaré qu'elle était “surprise, mais pas plus”, car elle est habituée au bruit des bombardements dans son pays.
“Sans mon Xanax et mon antidépresseur, je n’aurais pas pu gérer mes attaques de panique”, assure Joseph, un Libanais de 45 ans.
“J’étais au volant devant l’HDF. J’ai vu des fumées orange, mon véhicule est devenu incontrôlable, comme si c’était un tremblement de terre, car ils ont dû viser en sous-terrain. Les gens autour de moi étaient paniqués. Ils criaient et voyaient l’horreur. Même s’ils savaient que c’était dans la banlieue sud, personne ne savait ce qui se passait. L’insécurité était totale. On ne savait plus quoi faire: s’arrêter ou continuer notre route”, confie Dr Azar.
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