Au cœur du désir: la mort
"Amour, Désir et Mort" (encres et techniques mixtes) Georges Barbier ©Georges Barbier

Chaque semaine, nous vous proposons d’explorer une citation marquante, pour en révéler toute la profondeur et la richesse. Nous vous invitons à un voyage passionnant au cœur de la pensée psychanalytique, pour mieux comprendre nos désirs, nos angoisses et nos relations aux autres. Prêts à plonger dans les eaux profondes de l’inconscient?

"La fonction du désir doit rester dans un rapport fondamental avec la mort." J. Lacan

Le désir naît toujours d’un manque, d’une absence. Il exprime la nostalgie d’une plénitude perdue, d’un état de satisfaction originelle que nous cherchons à retrouver tout au long de notre vie. Mais ce désir est par essence insatiable, car son objet est toujours substitutif, toujours décalé par rapport au manque fondamental qui nous constitue.

Dans sa citation, Lacan lie d’une manière inextricable le désir à la mort, celle-ci étant elle-même ancrée à la condition humaine. Bien qu’étant une quête incessante, qui ne pourra jamais être pleinement satisfaite, le désir est ce qui nous humanise, ce qui nous arrache à l’état de nature et nous introduit dans le monde symbolique, le monde du langage. Ce faisant, le désir nous confronte aussi, irrémédiablement, à la finitude, à la castration symbolique. Car pour accéder au langage, à la culture, nous devons renoncer à la jouissance absolue, intérioriser la loi de l’interdit et de la perte. C’est ainsi que se noue le lien intime entre désir et mort parce qu’il est toujours désir de reconnaissance. Il nous met face à notre incomplétude, à notre dépendance fondamentale à l’égard de l’autre. Il nous révèle notre vulnérabilité, notre être-pour-la-mort " (Heidegger). En ce sens, la mort n’est pas seulement notre fin biologique, mais la limite absolue de notre être, ce qui échappe à toute maîtrise, à toute possibilité de symbolisation.

Dans nos cultures, parler de la mort est souvent un point aveugle. Pour certains, c’est un tabou, pour d’autres une affaire de superstition, comme si la mentionner reviendrait à la rendre trop présente.

Prenons l’exemple d’un enfant qui, entre 6 et 8 ans, interroge ses parents sur la mort. Leur réaction, le plus souvent, révèle leur malaise, leur embarras, dans l’ignorance que leur enfant, avec sa sensibilité et son intuition, possède une perception aiguë de la finitude et désire obtenir des réponses vraies sur la mort, la maladie, la vieillesse. Mais trop souvent, les adultes esquivent ces questions peut-être parce qu’eux-mêmes n’osent pas s’y confronter, invoquant le prétexte de vouloir protéger la supposée innocence des enfants.

En réalité, derrière cette difficulté à parler de la mort se cache souvent notre propre difficulté à l’assumer, notre propre angoisse d’adulte face à l’idée de notre disparition. Dans une société qui valorise la jeunesse, la performance, la maîtrise, la consommation effrénée, le penser obsessionnellement positif et l’addiction, la mort apparaît comme un scandale, une échéance à enfouir dans les ténèbres de notre conscience. Autrement, cela risque de réveiller nos propres fantômes, de nous confronter à nos propres angoisses.

Pourtant, il est crucial d’accompagner les enfants dès qu’ils nous interrogent, dans leur découverte de la mortalité humaine, de les aider à apprivoiser cette réalité fondamentale de l’existence, sans fausses assurances. Non pas pour les angoisser ou les déprimer, mais pour leur permettre d’intégrer la mort dans leur vision du monde, de lui donner un sens. C’est en parlant de la mort, en la mettant en mots, que nous pouvons la rendre moins terrifiante. Mais cela nous demande de parvenir nous-mêmes à accepter notre propre finalité. Nous ne pouvons accompagner nos enfants, à ce sujet, qu’à la condition de nous engager nous-mêmes dans ce cheminement intérieur, dans cette quête de lucidité et d’acceptation.

Devenir parent, c’est accepter de donner la vie tout en sachant que cet être que nous mettons au monde nous échappera, qu’il est voué à nous quitter. C’est consentir à ce mouvement de la vie qui sans cesse nous dépasse, nous arrache à nous-mêmes pour nous ouvrir à l’altérité. C’est leur montrer, par notre exemple, qu’il est possible de vivre pleinement, tout en faisant place à la mort, à l’absence, au manque inhérent à toute existence.

Telle est peut-être, en définitive, la tâche qui incombe, à tout être humain, qu’il soit parent, éducateur ou simple quidam : ne pas transmettre des réponses toutes faites, mais accompagner ceux qui les posent dans leur quête, leur cheminement vers leur propre vérité. Et ainsi, peut-être, contribuer modestement à ce que la vie, malgré la mort, reste une aventure que l’on a envie de vivre, de même qu’à comprendre la richesse d’une question qu’il serait préférable de garder ouverte et féconde.

Cette dialectique du désir et de la mort, se retrouve dans la cure analytique, lorsqu’un sujet parvient à la traversée de l’angoisse et des fantasmes. Qui n’est pas sans rappeler la détresse absolue du nourrisson. Cette traversée ne sera jamais aisée et se heurtera à de nombreuses résistances, à commencer par celles rencontrées dans le rapport infantile aux parents. Il faudra qu’il renonce progressivement aux identifications aliénantes, à mettre en question ses certitudes et ses illusions. Pourtant, cette traversée est absolument nécessaire si le sujet souhaite parvenir à un désir plus libre, plus subjectif et plus créateur. Ce sera un travail de deuil et de renoncement qui le conduira à une mort symbolique, au renoncement à la toute-puissance, à l’acceptation de la castration symbolique, c’est-à-dire à la loi du manque et de la mortalité.

Comprendre le lien entre le désir et la mort ne doit pas s’avérer, pour autant, morbide ou déprimant. Bien au contraire, la découverte de cette vérité s’avère libératrice.

C’est le sens de cette citation de Montaigne qui écrit dans ses Essais: La préméditation de la mort est préméditation de la liberté. Le savoir mourir nous affranchit de toute subjection et contrainte. Car, c’est bien parce que nous sommes des êtres finis que notre désir prend toute son intensité, son urgence. Lacan nous rappelle la nécessité de ne pas céder sur son désir, qui ne se réduit jamais à un objet ou à une matérialité. C’est parce que la jouissance absolue nous est interdite, parce que nous butons sans cesse sur le Réel de notre finitude, que le désir renaît sans cesse de ses cendres. La présence de la mort en tant que partie intégrante de la vie peut enrichir nos expériences quotidiennes et donner un sens plus profond à la quête du désir.

Le compositeur allemand Kurt Weill a créé une œuvre musicale intitulée Youkali. Rythmée par une musique de tango-habanera, elle évoque une île imaginaire, un lieu de rêve et de désir où tous les soucis disparaissent et où le bonheur est omniprésent. Magnifique métaphore de la condition humaine, illustration d’une utopie qui nous habite et nous tourmente.

Voici un extrait du début de la chanson :

"Youkali c’est le pays de nos désirs,
Youkali, c’est le bonheur, c’est le plaisir
Youkali, c’est la terre où l’on quitte tous les soucis.
C’est, dans notre nuit, comme une éclaircie,
L’étoile qu’on suit, c’est Youkali."

Mais la mélodie mélancolique et envoûtante nous rappelle, à la fin, que Youkali n’est qu’une illusion, le rêve d’un désir inassouvi et nostalgique :

" Youkali, c’est le pays de nos désirs
Youkali, c’est le bonheur, c’est le plaisir.
Mais c’est un rêve, c’est une folie,
Il n’y a pas de Youkali.
Mais c’est un rêve, une folie
Il n’y a pas de Youkali."

Voici le lien vers la chanson, interprétée éloquemment par le chanteur Max Raabe.

https://www.youtube.com/watch?v=PyEYu_zTNUA

Il serait assurément tout aussi utopique de croire qu’il existera un jour des dirigeants dans le monde, et plus particulièrement parmi ceux de notre région, qui sauraient se pénétrer, avec humilité, de la représentation de leur condition humaine de mortels, et qu’ils pourraient alors faire preuve de plus de sagesse et d’humanité dans l’exercice de leurs fonctions.

 

 

 

 

 

 

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