Ces quartiers ont perdu la ville

Ils sourient, débattent. Immenses sourires, jubilation déroutante face aux massacres diffusés en arrière-plan. Experts du Moyen-Orient, ils discutent, argumentent et la fascination étire leurs lèvres. Pas un instant sans sourire. Ils dissertent du Liban, comme s’ils débattaient de leur propre intelligence, de leur savoir et non des images ...

Un chant sous nos peaux

«Le Liban est presque, enfin c’est terrible à dire, mais un pays tellement secoué qu’il est presque défunt. Je ne sais pas si le Liban existe encore aujourd’hui.» L’analyste politique à la radio, timbre blanc, comme les débits entêtants des transistors pendant nos guerres. Mots. C’est dit. Le matin, dans le poste. Envoyé en un ...

Nul besoin de penser, le corps se souvient

On a peur, on s’attend au pire, l’instinct affûté des violences passées. Ils frappent de nuit. D’on ne sait où, ni quand. Ça tombe par surprise, d’un côté et de l’autre. Ça s’infiltre. Nul besoin de penser, le corps se souvient. Mêmes rumeurs remontent, retour à d’anciennes guerres. Retour à l’insécurité latente. ...

Que voit-on quand on lève les yeux?

Que voit-on quand on lève les yeux? Des fils électriques entremêlés comme pelotes de tricot. Entre deux poteaux, imbroglio de directions impossibles à dénouer. Tracés à cran comme autoroutes aux lignes croisées. Que voit-on? Tant de câbles par endroits, que le ciel est comme corps paré de cordes et de métal, peau imperceptible ou à ...

Les rues de Beyrouth, terre de toute permanence

Écoutez l’article   [audio mp3="https://icibeyrouth.com/wp-content/uploads/2023/08/On-dort-fenetres-ouvertes.-On-dort-dans-le-brouhaha-dans-les-voix-fortes-des-rues-le-cliquetis.mp3"][/audio] On dort fenêtres ouvertes. On dort dans le brouhaha, dans les voix fortes des rues, le cliquetis des objets domestiques. On dort dans leurs ...

Beyrouth, chronique d’un effondrement à distance

Écoutez l’article [audio mp3="https://icibeyrouth.com/wp-content/uploads/2023/08/De-Beyrouth-a-Paris-meme-chaleur-de-rues-mais-seche.-Meme-ecrasement-envie-de-rejoindre-les.mp3"][/audio] De Beyrouth à Paris, même chaleur de rues, mais sèche. Même écrasement, envie de rejoindre les ombres. Les murs d’ici, comme sous les arbres de jeddo ...

Comme fil d’Ariane, les chansons populaires

Ça commence au berceau, la voix de ma mère est aussi chansons populaires. Fairouz, Sabah, Warda, Farid el-Atrach… airs et paroles déformés par sa joie, ses rêveries parfois. Plus grande, je comprendrai que la comptine Yalla Tnam* a été écrite pour Rima, la fille de Fairouz. Comme d’usurper leurs moments, maladroites pantomimes de ...

Ahlane au Liban, bienvenue en France

Écoutez l’article [audio mp3="https://icibeyrouth.com/wp-content/uploads/2023/06/Le-21-mars-fete-des-Meres-au-Liban-le-4-juin-en-France.-Noter-verifier-etre-relancee-par-la.mp3"][/audio] Le 21 mars, fête des Mères au Liban, le 4 juin en France. Noter, vérifier, être relancée par la belle-sœur: n’oublie pas, c’est demain, ...

On trouve tout à Paris

Ma mère ne voyage pas sans emporter dans ses affaires nos «spécialités libanaises». Vingt kilos, au moins. Sa valise comme frigidaire regorge de couleurs et d’odeurs. Dans un sac en tissu, des feuilles de persil plat, lavées coupées hachées fin, prêtes à finir en taboulé. L’humilité brune du boulgour. Les petits concombres juteux, ...

L’impudeur de la guerre

Peut-on encore écrire la guerre quand tant d’œuvres ont précédé ? Tant de romans, de films, d’articles. Fictions, récits ou témoignages. Certains auteurs l’ont vécue adultes. D’autres à son rythme ont grandi. Les enfants des enfants. Précocement exilés ou nés ailleurs, dans une autre langue, mais avec toujours au cœur les ...

Dire Beyrouth, complexe comme l’amour

Tu l’aimes ton Liban, me dit l’amie. Ses mots sursautent sous ma peau comme pierres hantées de vide. Le pays serait compagnon, l’amour d’une vie. Elle dit ton et me fait posséder le Liban. Il n’est plus géographie, mais demeure nomade, en moi intériorisé. Son territoire me serait corps. Je m’en suis éloignée en l’emportant, le ...

L’intimité publique des salons de coiffure

Salon de coiffure comme salon familial. Les enfants chahutent entre les corps des femmes. Par moments, ça cajole, ça gronde ou ça punit. Puis les jeux reprennent, parties de cache-cache ou concours de billes. Les voitures en miniature évitent les cheveux fraîchement coupés. Les gamins glissent à plat ventre pour récupérer une babiole qui ...

Je ne suis pas bilingue, j’ai deux langues

Mais vous ne vous sentirez jamais française, n’est-ce pas, pas tout à fait quoi, demande la Française qui ne se pose pas la question. Demande ou sait pour moi. Comme petite fille, je ne réponds pas, me justifie: j’ai davantage vécu en France qu’au Liban. «Pas tout à fait». Quelques mots suffisent pour effriter toute certitude. ...

Quand seule la table résiste au temps

«Chez toi, les meubles ont des pieds», ta mère aime se faire taquiner, les pieds qui bougent, c’est elle, sa manie de remodeler les pièces de l’appartement. Plusieurs fois par an, les lieux se transforment, identiques, déplacés, différemment assemblés. L’espace se fabrique dans le mouvement des objets. Ça circule, ça vit, ça vous ...

Ton avenir dans le marc du café

Tu écoutes caqueter les femmes, engourdie par le bercement de leurs intonations. Depuis petite, tu les écoutes déplier leur vie, découdre et recoudre celle des autres. Tu as changé, sans cesser de les écouter, toutes. L’heure du café. Sobhiyé⁠1, les femmes s’éternisent autour du café. Tante Jeannette, tante Lamia. Tante Marie. Et ...

Résilience, ce mot qui se tait

C’est ce mot. On en fut fiers, comme s’il nous avait permis, lui, de traverser les guerres. Lui, un mot, résilience, et non l’absence de choix. Et non l’absurdité de la vie, sa grâce plus tenace que toutes mains de violence. La résistance de la vie. Résilience. Ce mot serait combat, dépassement; et non hasard de naissance dans une ...

Perdre du poids, mantra collectif

On a cette promesse-là, il suffirait de changer de date, de maison, de ville… pour se transformer. Ma vie en mieux. Nouvelle école, nouveau pays, nouveaux amis… Nouveau Moi. À toute nouvelle année, un autre temps s’ouvre: pour l’honorer, on déploie un florilège de résolutions. Nos sempiternelles «deuxièmes chances». On y croit ...

Pas de Noël au Liban cette année

Je n’irai pas au Liban pour Noël cette année. Même déclaration saccadée glisse de mes lèvres, plus solennelle que nécessaire. Phrase construite, contrainte comme lorsque j’apprenais petite à conjuguer, à distinguer le futur du conditionnel. Aujourd’hui, sans la clémence du conditionnel. Le conditionnel est du réel qui hésite, mon ...

Poussière d’une boîte d’enfance

La poussière protège et préserve la boîte. Premier réflexe: abandonner, distraire mon attention. J’aurais pu laisser ces mystères dans leurs ombres, la morale aurait retenu mes doigts, s’il s’agissait de fouiner dans les secrets d’un étranger. Mais je suis en retrouvailles. Une boîte d’enfance, jadis remplie par mes mains, mon ...

Le temps des rencontres arrangées

«Je vais te présenter quelqu’un de très bien, de très très bien.» Chaque séjour au pays est l’occasion de rencontres arrangées par la famille, provoquées par les amis. Comme à l’époque de nos grands-mères et de nos mères. Lors de ses passages au Liban, la jeune fille se plie au rite. Sceptique, excitée. Envie d’y croire, ...

Relire notre histoire au hasard des photos

Flashphoto agrandit tout. Ça pourrait être un slogan sur la devanture du magasin. C’est la répartie triomphale de ma mère à chaque nouvel accrochage au mur. À l’heure où ses contemporains multiplient les versions numériques d’un même cliché, pour créer l’image idéale, maman choisit sans hésiter une photo, puis l’autre pour ...

Écrire ma vieille guerre, honorer la vie

Encore ! Tu ressasses encore cette guerre ! Je m’arrête, confuse de traîner notre histoire comme aveuglement de dos. Double peine. Coupable de raviver les vieilles angoisses de ceux qui l’ont connue, cette ancienne guerre. Fautive d’encombrer les jeunes d’aujourd’hui de nos drames dinosaures. D’alourdir leur présent terrible avec ...

Retour au pays comme retour en enfance

Tu viens de quitter, mais la question te précède. Penses-tu revenir un jour, revenir pour de bon? Elle te suivra dans l’exil, te poursuivra, comme si ta vie à l’étranger était vacances ou caprice puéril. Parenthèses à la seule «vraie» vie possible, la vie au pays. Les études à la Sorbonne, la culture à assimiler en te coltinant le ...

Classer ses pensées, consigner ses rêves

Plier sa haine comme on plierait un pantalon. Lisser sa parole comme on repasserait une chemise; que ce soit possible pour les mots. Ranger ses relations comme on organise des placards; que ce soit possible en amitié. Se dire que le temps est l’unique obstacle. Se rencontrer comme s’unissent en une paire les chaussettes, reliées sans se ...

Toi et les photos d’autrefois

Ce n’est pas de l’angoisse. Ce n’est pas du chagrin. À peine un regard. Arrêté droit. Blanc au centre. Ce ne sont pas des yeux, ces sphères sombres aplaties par l’instant d’un clic d’autrefois. C’est une photo de toi. Toi, reconnais-toi, petite c’est déjà du toi. Tout toi. Ton regard abrupt. Résolu et fuyant. Ce n’est pas ...

Maman, j’ai appris à parler sur tes lèvres

J’ai appris à aimer contre ta peau, d’amour incarné. Il y a peu de temps encore, tu me caressais les joues; ta main, peau de mon visage maintenant, empreinte comme avant et à vie. Ton crédo, c’est fait avec amour. Ton mystère, que tout geste soit portée d’amour, hacher le persil du taboulé, essuyer la poussière d’un meuble ou ...

Jeddo, petite je ne voyais pas ta beauté

Tu étais dur d’oreille. D’énormes oreilles, tout en longueur. Tes oreilles jeddo, dessinées de plis, parfaites pour un cours d’anatomie; énormes, mais qui ne te servaient pas à entendre. Il fallait hurler devant tes yeux; alors que tu parlais bas, glissant les mots sous l’opacité de l’air. La seule parole personnelle entre nous ...

La maison d’enfance, demeure à mémoire

Beyrouth, Achrafieh. Vous avez quitté malgré vous, la ville s’était refermée sur elle-même. Début de guerre, logiques improbables des guerres. Mais on ne quitte pas Beyrouth. Tu y retournes pour la première fois, après plusieurs années de séparation. Soliloques en ville familière étrangère. Achrafieh. Les irruptions du passé font ...

Le prénom, comme cri lancé par les parents au monde

Le prénom, comme histoire de vie. Le prénom, langue originelle, nous raconte. Le prénom, comme cri lancé par les parents au monde. Le prénom et ses liens à l’identité, à la singularité. Entre deux cultures, quels échos poursuivre? «Pourquoi Élie et pas Elias? Pourquoi en français?  De quoi as-tu honte? Aurais-tu honte de ...

Au Liban, en quête de ce qui demeure

Pays de bruits et de poussière. D’odeurs, de gorges râpeuses, de nez bouchés. De chaleur. De peaux, d’exacerbation. Je retrouve le Liban, pays de gestes hauts, de valeurs. De droits bafoués. De foi, d’action. Pays de connivences et de traditions. Je retrouve le Liban, même et différent. Entrelacs de muscles et de turbulences. Le Liban, ...