Un échange téléphonique entre le président français Emmanuel Macron et son homologue russe Vladimir Poutine eut lieu quatre jours avant le début de l'offensive russe en Ukraine. Les neuf minutes de conversation sont au coeur du documentaire "Un président, l'Europe et la Guerre", signé Guy Lagache, qui raconte les coulisses diplomatiques des six derniers mois à l'Elysée et sera diffusé jeudi sur France 2.
Dimanche matin 20 février, la caméra s'arrête sur le conseiller diplomatique du président, Emmanuel Bonne, entouré de trois collaboratrices, dans son bureau du 2, rue de l'Elysée. Le président français, qui s'est rendu quelques jours plus tôt à Moscou et Kiev, a entamé une médiation de la dernière chance pour tenter d'empêcher la guerre. Les quatre membres de la cellule diplomatique de l'Elysée suivent à distance l'échange téléphonique de leur "patron" avec le maître du Kremlin.
Verbatim:
Macron:
Depuis notre dernière conversation, les tensions ne cessent de croître et tu sais mon engagement et ma détermination à poursuivre le dialogue. Je voudrais que tu me donnes d'abord ta lecture de la situation et peut-être de manière assez directe comme on le fait tous les deux, me dire quelles sont tes intentions. Et puis après je voulais essayer de voir s’il y avait encore des actions utiles à conduire et te faire quelques propositions.
Poutine:
Que pourrais-je dire ? Tu vois toi-même ce qu’il se passe. Toi et le chancelier Scholz vous m’avez dit que Zelensky était prêt à faire un geste, qu’il avait préparé un projet de loi pour mettre en œuvre les accords de Minsk (1) (…) en fait notre cher collègue, Mr Zelensky, ne fait rien. Il vous ment (…) Je ne sais pas si tu as entendu hier sa déclaration où il dit que l’Ukraine doit accéder à l’arme atomique.
(le conseiller diplomatique Emmanuel Bonne: mais non, n'importe quoi!)
J’ai aussi entendu tes commentaires lors de la conférence de presse à Kiev le 8 février dernier. Tu as dit qu’il faut réviser les accords de Minsk, je cite, "pour qu’ils soient applicables+.
(les conseillers de Macron : "non, il n’a pas dit cela", "je vais lui dire de ne pas rentrer dans une discussion de détail avec lui").
Macron:
Vladimir, d’abord une chose, je n’ai jamais dit qu’il fallait réviser les accords de Minsk. Je ne l'ai jamais dit ni à Berlin, ni à Kiev, ni à Paris. J’ai dit qu’il fallait les appliquer, qu’il fallait justement respecter les choses et je n’ai pas la même lecture que toi des derniers jours.
Poutine:
Écoute Emmanuel, je ne comprends pas votre problème avec les séparatistes. Eux au moins ont fait tout ce qu’il fallait, sous notre insistance, pour ouvrir un dialogue constructif avec les autorités ukrainiennes.
Macron:
Par rapport à ce que tu as dit, Vladimir, plusieurs remarques: première chose, les accords de Minsk ce sont un dialogue avec vous, tu as totalement raison. Dans ce contexte-là, il n’est pas prévu que la base de la discussion soit un texte soumis par les séparatistes. Et donc quand ton négociateur essaie d’imposer aux Ukrainiens de discuter sur la base de feuilles de route des séparatistes, il n’est pas respectueux des accords de Minsk. Ce ne sont pas des séparatistes qui vont faire des propositions sur les lois ukrainiennes!
Poutine:
Bien entendu, nous avons une lecture tout à fait différente de la situation. Lors de notre dernier entretien, je t'ai rappelé et même lu les articles 9, 11 et 12 des accords de Minsk.
Macron:
Je les ai sous les yeux ! Il est bien écrit que le gouvernement de l’Ukraine - paragraphe 9 etc - propose, et que c’est en consultation et en accord avec les représentants de certains arrondissements des régions de Donetsk et Lougansk, dans le cadre du groupe de contact tripartite. C’est exactement ce qu’on propose de faire. Donc, je ne sais pas où ton juriste a appris le droit (une conseillère sourit). Moi, je regarde juste les textes et j'essaie de les appliquer ! Et, je ne sais pas quel juriste pourra te dire que dans un pays souverain, les textes de loi sont proposés par des groupes séparatistes et pas par les autorités démocratiquement élues.
Poutine:
(ton ferme et agacé) Ce n’est pas un gouvernement démocratiquement élu. Ils ont accédé au pouvoir par un coup d’État, il y a eu des gens brûlés vifs (2), c’était un bain de sang et Zelensky est l’un des responsables.
Écoute-moi bien: le principe du dialogue est de prendre en compte les intérêts de l’autre partie. Les propositions existent, les séparatistes comme tu les appelles les ont transmises aux Ukrainiens, mais ils n’ont reçu aucune réponse. Où est le dialogue ?
Macron:
Mais, parce que, comme je viens de te le dire, on s’en fout des propositions des séparatistes. Ce qu’on leur demande, c’est de réagir aux textes des Ukrainiens et il faut faire les choses dans ce sens-là parce que c’est la loi ! Ce que tu viens de dire met en doute quelque part ta propre volonté de respecter les accords de Minsk si tu juges que tu as face à toi des autorités non légitimes et terroristes.
Poutine:
(toujours très agacé) Écoute-moi bien. Tu m’entends? Je te le redis, les séparatistes comme tu les appelles ont réagi aux propositions des autorités ukrainiennes. Ils ont répondu, mais ces mêmes autorités n’ont pas donné suite.
Macron:
Alors ok: sur la base de leur réponse aux textes des Ukrainiens, ce que je te propose, c'est qu’on exige de toutes les parties une réunion dans le cadre du groupe de contact pour continuer à avancer. On peut dès demain demander que ce travail soit fait et exiger de toutes les parties prenantes qu’il n’y ait pas une politique de la chaise vide. Or les deux derniers jours, les séparatistes n'ont pas voulu se prêter à cette discussion. Moi je vais dans la foulée exiger cela de Zelensky. Est-ce qu’on est d'accord là-dessus? Si on est d’accord, je le lance et j'exige une réunion dès demain.
Poutine:
Donc pour être bien d’accord, dès qu’on aura raccroché, j'étudierai ces propositions. Mais, dès le début, il aurait fallu faire pression sur les Ukrainiens, mais personne n’a voulu le faire.
Macron:
Mais si, moi je fais le maximum pour les pousser, tu le sais bien.
Poutine:
Je sais, mais malheureusement ce n’est pas efficace.
Poutine en réunion avec son ministre de la Défense Sergueï Choïgou et le chef d'État-major Valeri Guerassimov. Comme avec les grands de ce monde, la table de réunion a toujours une longueur d'avance...
Macron:
J’ai besoin que tu m’aides un peu (malicieux). La situation sur la ligne de contact, elle est très tendue. J'ai vraiment appelé hier Zelensky au calme. Je vais lui redire, calmer tout le monde, calmer dans les réseaux sociaux, calmer les forces armées ukrainiennes. Mais ce que je vois aussi, tu peux vraiment appeler à calmer tes forces armées prépositionnées. Il y a eu beaucoup de bombardements hier. Si on veut donner une chance au dialogue, il faut calmer dans la région le jeu. Comment vois-tu l’évolution des exercices militaires ?
Poutine:
Les exercices se déroulent selon le plan prévu.
Macron:
Donc ils se terminent ce soir, c’est çà?
Poutine
Oui probablement ce soir et nous allons certainement laisser une présence militaire à la frontière tant que la situation dans le Donbass ne sera pas calmée. La discussion sera prise en consultation avec les ministères de la Défense et des Affaires étrangères.
Macron
D’accord. Vladimir, je te le dis très sincèrement, pour moi remettre les discussions dans le bon cadre et éviter les tensions est un préalable absolu. Et moi ce qui m'importe et je te le demande vraiment, c’est qu’on maîtrise la situation. Ça, c'est le premier pilier. Et je compte beaucoup sur toi. Ne cède pas aux provocations quelles qu’elles soient dans les heures et les jours qui viennent.
"Comment vois-tu l’évolution des exercices militaires?": sous prétexte de manoeuvres militaires, Poutine avait mobilisé 125.000 soldats aux portes de l'Ukraine depuis des semaines. Ce mouvement massif de matériels et de troupes, facilement remarqué par les photos satellites, inquiétaient énormément les Occidentaux.
Je voulais très concrètement te faire deux propositions. La première, organiser une rencontre dans les tout prochains jours à Genève entre toi et le président Biden. Je lui ai parlé vendredi soir, je lui ai demandé si je pouvais te faire cette proposition. Il m’a dit de te dire qu’il y était prêt. Le président Biden a aussi réfléchi sur les manières de désescalader de manière crédible la situation, prendre en compte tes demandes et aborder très clairement la question de l’Otan et de l’Ukraine. Dis-moi la date qui te convient.
Poutine
Merci beaucoup Emmanuel. C’est toujours un grand plaisir et un grand honneur de m’entretenir avec vos homologues européens ainsi qu’avec les États-Unis. Et j’ai toujours beaucoup de plaisir à dialoguer avec toi parce que nous sommes dans une relation de confiance. Donc Emmanuel je te propose d’inverser les choses. Avant tout chose, il faut préparer cette réunion en amont. Ce n’est qu’après que nous pourrons parler parce que si on vient comme cela, pour parler de tout et de rien, on va encore nous le reprocher.
Macron
Mais est-ce qu’on peut se dire aujourd’hui, là, à l’issue de ces discussions qu’on est d’accord sur le principe? Je voudrais une réponse claire de ta part là-dessus. Je comprends ta réticence sur une date, mais est-ce que tu es prêt à avancer et à dire aujourd'hui "je souhaite une réunion à deux avec les Américains, puis élargie aux Européens" ou pas ? (conseillère : voilà)
"Pour ne rien te cacher, je voulais aller jouer au hockey sur glace..." Le président russe, qui aime montrer sa force physique, est aussi adepte du judo.
Poutine
C’est une proposition qui mérite d’être prise en compte et si tu veux qu’on soit bien aligné sur la façon de la formuler, je te propose de demander à nos conseillers de s'appeler pour se mettre d’accord (..) mais sache que sur le principe, je suis d’accord.
Macron
Très bien, tu me confirmes que tu es d’accord sur le principe. Je propose que nos équipes (…) essaient de parachever un texte conjoint, une sorte de communiqué à l'issue de ce call.
Poutine
Pour ne rien te cacher, je voulais aller jouer au hockey sur glace parce que là je te parle depuis la salle de sport avant d’entamer des exercices physiques. Je vais d'abord appeler mes conseillers.
Macron
Merci en tout cas Vladimir. On reste en contact en temps réel. Dès qu’il y a quelque chose, tu m’appelles.
Poutine
Je vous remercie Monsieur le président (en français).
Fin de l'appel
"On ne l’a pas convaincu, il a envahi l’Ukraine"
Quatre jours plus tard, le constat sera amer. "On ne l’a pas convaincu, il a envahi l’Ukraine", lâche Emmanuel Macron, sans fard, devant la caméra de Guy Lagache.
"Je pensais qu’on pouvait trouver par (...) la confiance, la discussion intellectuelle, un chemin avec Poutine", raconte-t-il, le 16 juin, dans le train qui le ramène d'une visite à Volodymyr Zelensky.
Avec les exactions commises par l'armée russe, notamment à Boutcha, une étape "irréversible" a été franchie sur le "plan moral", dit-il. "Je lui ai ensuite reparlé beaucoup moins"...
"A Boutcha, une étape irréversible a été franchie sur le plan moral".
(1) Les accords de Minsk ont été signés lors du sommet ayant eu lieu dans la capitale bélarusse le 11 février 2015, en présence des dirigeants de l'Ukraine, de la Russie, de la France et de l'Allemagne et sous l'égide de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE).
Les participants au sommet de Minsk (de gauche à droite): Le président bélarusse Alexandre Loukachenko, hôte du sommet, le président russe Vladimir Poutine, la chancelière allemande Angela Merkel, le président français François Hollande et le président ukrainien Petro Porochenko. Etaient également présents, mais ne figurent pas dans la photo : Alexandre Zakhartchenko, représentant de la région séparatiste de Donetsk et Igor Plotnitski représentant de la région de Lougansk. (Licence Commons)
L'accord était essentiellement destiné à faire respecter le cessez-le-feu dans la région du Donbass, théâtre de violents affrontements entre séparatistes prorusses et armée ukrainienne, depuis l’intervention russe dans la région et son annexion de la Crimée.
Critiqué dès le départ par plusieurs dirigeants politiques internationaux qui doutaient, à juste titre, de son efficacité, l’accord a quand même réussi à installer un comité de surveillance des diplomates pour vérifier la mise en œuvre du cessez-le-feu, ainsi qu’un groupe de contact permanent.
La situation territoriale, presque inchangée, dans l'Est du Donbass depuis 2015 jusqu'à l'invasion russe en février 2022. (Licence Commons)
(2) Des évènements sanglants ont eu lieu le 2 mai 2014 dans la ville d'Odessa, quelques mois après la réussite du mouvement Euromaïdan, manifestations proeuropéennes réclamant le départ du président ukrainien et prorusse Viktor Ianoukovytch. Ce jour-là, des manifestants prorusses, barricadés dans la Maison des syndicats, affrontaient des manifestants en faveur de l'unité de l'Ukraine amassés à l'extérieur du bâtiment. Les affrontements se faisaient par cocktail Molotov et même par quelques armes automatiques interposés.
Un incendie se déclare à l'intérieur du bâtiment qui contenait, pour une raison inconnue, une grande quantité de chloroforme, et provoque la mort de trente-deux personnes: 23 ont été intoxiqués au monoxyde de carbone et 8 autres après avoir sauté par les fenêtres pour échapper aux flammes.
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