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- Le 7 octobre, pogrom ou Vêpres siciliennes?
©SAID KHATIB / AFP
Maintenant que le cessez-le-feu, porté à bout de bras par les États-Unis, a été torpillé par Benajmin Netanyahou, on peut se redemander quelle sorte de conflit on vit au Moyen-Orient. Mais d’abord, admettons que les petites pauses dans les combats, sur lesquelles on a fondé de grandes expectatives, ne sont qu’illusoires et qu’elles ne peuvent servir qu’à l’échange de prisonniers et d’otages. Toutefois, avec le recul dont on dispose désormais, se pencher sur la journée du 7 octobre, lorsque la violence palestinienne a atteint son summum, pourrait nous éclairer sur la réalité de la grande querelle israélo-arabe. On a toujours tenté d’expliquer cette dernière en ayant recours aux grilles d’interprétation nationalistes, marxistes, identitaires ou religieuses. Pourquoi ne pas y voir une version révisée des guerres tribales de l’âge du bronze entre Hébreux et Philistins, Édomites ou Madianites1? Une clé pour rendre intelligible une situation complexe alors que les réseaux sociaux brouillent les pistes en nous servant un fatras hétéroclite et des salmigondis!
Exemple: sur la LCI (la chaîne info française), plus d’un invité avait traité le «raid» ou assaut palestinien dudit 7 octobre de «pogrom». Or ce terme s'applique à une singularité de l’Europe de l’Est dans laquelle s’illustrèrent Ukrainiens et Russes, qu’ils aient appartenu au petit peuple, à la classe des chefs de guerre locaux ou à celle des hauts responsables à la cour du tsar. C'est à se demander si le Levant arabe avait connu de pareilles émeutes meurtrières avant les massacres de 1860 à Damas, massacres dont furent victimes les chrétiens de la ville plutôt que ses juifs2.
Un pogrom et ses conditions rédhibitoires
Ayant été largement utilisé depuis 1881, date de l’assassinat du tsar Alexandre II, le terme de «pogrom», d’étymologie russe, désignait la violence de foules indisciplinées prenant pour cible les juifs. Antisémitique dans son essence, ce déferlement de haine se caractérisait par l’âpre brutalité à l’égard des personnes (meurtres, viols) et des biens (pillages, incendie d’habitations et de synagogues). Des auteurs ashkénazes n’ont pas manqué de noter la spécificité de ces massacres, en soulignant l’attitude passive des communautés visées par la fureur publique. Nulle rébellion, nulle résistance de la part des victimes n’était enregistrée lors des agressions suscitées par les rumeurs publiques. Pour y échapper, les israélites se cachaient, ou prenaient la fuite ou le chemin de l’exil définitif. Ou alors, ils se laissaient massacrer ou dépouiller, dans la résignation à une fatalité inéluctable. Avec le temps, le terme de «pogrom» s’assura une extension géographique, en Pologne et en Allemagne, au tournant du XIXe et du XXe siècles.
Mais ce procédé, qui avait pris l’allure d’un sport national dans les territoires qui relevaient de l’autorité du tsar, n’allait pas faire souche en Terre sainte. Sauf que, plus tard, avec l’afflux incontrôlé des immigrants d’Europe de l’Est, il y eut en Palestine sous mandat britannique des soulèvements de populations arabes qui prenaient à partie les juifs et leurs intérêts. Les Palestiniens refusaient le fait accompli de l’implantation étrangère et tentaient de mettre un terme au «grand remplacement» inscrit en filigrane dans une certaine interprétation de la déclaration Balfour. Là, les immigrants allaient en revanche organiser des comités d’autodéfense et rendre coup pour coup. Ce qui contrastait avec l’attitude passive et apeurée que ces mêmes Ashkénazes, nouveaux venus sur la scène du Proche-Orient, avaient traditionnellement adoptée dans leur pays d’origine.
On se demande ainsi, loin de toute catégorisation juridique3, si le terme «pogrom» est toujours approprié pour désigner la journée du 7 octobre qui fit environ 1.200 morts, sans compter la prise d’otages, dont le nombre dépassa les 200 captifs.
Les Vêpres siciliennes ou la Saint-Barthélemy?
À mon sens, le 7 octobre 2023 s’est déroulé sur le modèle des Vêpres siciliennes. Il s’agissait là, en mars 1282, d’une révolte populaire des habitants de l’île contre la domination féodale de la maison d’Anjou. Parti de Palerme où, en une nuit, 2.000 Français et Provençaux, tous âges et sexes confondus, furent massacrés, ce soulèvement allait s’étendre en un mois à toute la Sicile, jusqu’à sa libération4. Les révoltés de ce chef-lieu, pour la plupart des artisans, instituèrent un Parlement et récusèrent le pouvoir de Charles d’Anjou, de même que le Hamas de Yahya Sinwar avait contesté dans les faits le pouvoir de Mahmoud Abbas, l’Autorité palestinienne de ce dernier, inféodé à Tel-Aviv comme à Washington, étant un modèle de collaboration intéressée.
Essayons autre chose! Le 7 octobre 2023 serait par son ampleur un massacre de la Saint-Barthélemy auquel n’auraient pas hésité à participer toutes les couches de la population de Gaza. Et ce n’est que la riposte immédiate d’Israël, qui s’est ressaisi après un moment de stupéfaction, qui les en aurait empêchées. Alors, quand on vient nous dire que la solution à deux États pourrait aboutir à une paix durable, nous pouvons valablement rester sceptiques. Cette solution ne vaut pas plus qu’un cachet d’aspirine pouvant faire baisser la fièvre pendant un court moment. C’est dire que les deux populations, israélienne et arabe, ne peuvent ni cohabiter ni se tenir à la bonne distance pour éviter frictions et coups fourrés.
Mais, nous rétorquera-t-on encore une fois que voilà dix mois que l’Autorité palestinienne est restée hors du coup. En effet, les anciens du Fatah, qui donnaient des leçons de patriotisme aux Arabes planqués, s’acquittent de nos jours du rôle de collaborateurs et se chargent d’assurer la sale besogne pour le compte de leurs nouveaux maîtres. Ces pétainistes du XXIe siècle, corrompus et uniquement soucieux de défendre leurs intérêts acquis, ont failli à la cosa nostra. Et c’est bien pour cette raison qu’ils ne pourront retenir les masses de leur peuple, chauffées à blanc et ne vivant que dans l’attente d’une prochaine intifada. Pour en découdre avec l’ennemi.
Une guerre civile?
Comme Ghassan el-Khazen n’a pas manqué de le signaler dans son ouvrage sur la révolte de 1936, ce qui manqua aux Palestiniens sous mandat britannique et qui leur manque aujourd’hui, c’est l’unité des forces vives de la nation: «illustration éloquente de l’incapacité d’une société arabe traditionnelle à atteindre, même devant une menace extérieure mortelle, la cohésion nationale et l’unité des rangs»5.
Mais, en dépit du handicap mentionné ci-dessus et de l’obséquiosité du timoré Mahmoud Abbas, il aurait suffi que le Hamas remportât un semblant de victoire qui se serait quelque peu maintenu dans la durée, pour que l’Autorité palestinienne perde tout contrôle sur ses administrés. Auquel cas cette dernière n’aurait pas pu freiner la violence tous azimuts, ni empêcher la population de Cisjordanie, femmes et enfants inclus, de se lancer dans un affrontement suicidaire avec les forces d’occupation. Ou de chercher à faire un sort aux 700.000 colons qui se sont installés sur la rive ouest du Jourdain depuis la défaite arabe de juin 1967. Le spectacle aurait été alors non celui d’un pogrom ou celui des Vêpres, mais plutôt celui d’une «guerre du feu» qui se serait allumée à l’âge du bronze ou à l’âge de pierre.
yousmoua@gmail.com
1-Tout en rappelant que ni les Israéliens ne sont les descendants directs des Hébreux, ni les Palestiniens des Philistins.
2-Certains auteurs ont tendance à affirmer le contraire. Cf. Bat Ye’or, «Le dhimmi, profil de l’opprimé en Orient et en Afrique du Nord depuis la conquête arabe», Anthropos, Paris, 1980.
3-Pour la qualification juridique: certains qualifient de génocide, à tort d’ailleurs, le raid du 7 octobre. D’autres le définissent comme crime de guerre. Il est acquis, prima facie, que des crimes de guerre, comme l’assassinat de civils et la prise d’otages, ont été commis par les brigades du Hamas.
4-Ce qui se profile au Liban, et que l’Europe bien-pensante semble ignorer, ce sont probablement des carnages sur le modèle des Vêpres siciliennes – ou des «Vêpres syriennes» – qu’accompagneraient des déplacements de population et un «grand remplacement».
5- Ghassan el-Khazen, «La grande révolte arabe de 1936 en Palestine», Éditions Dar An-Nahar, Beyrouth, 2005, p. 325.
6-D’où l’intérêt de suivre de près la réunion du Fatah et du Hamas, le 20 et 21 juillet à Pékin. Les deux mouvements palestiniens vont vainement chercher à mettre fin à leurs différends, sous l’égide de la Chine et de sa diplomatie sémillante.
Exemple: sur la LCI (la chaîne info française), plus d’un invité avait traité le «raid» ou assaut palestinien dudit 7 octobre de «pogrom». Or ce terme s'applique à une singularité de l’Europe de l’Est dans laquelle s’illustrèrent Ukrainiens et Russes, qu’ils aient appartenu au petit peuple, à la classe des chefs de guerre locaux ou à celle des hauts responsables à la cour du tsar. C'est à se demander si le Levant arabe avait connu de pareilles émeutes meurtrières avant les massacres de 1860 à Damas, massacres dont furent victimes les chrétiens de la ville plutôt que ses juifs2.
Un pogrom et ses conditions rédhibitoires
Ayant été largement utilisé depuis 1881, date de l’assassinat du tsar Alexandre II, le terme de «pogrom», d’étymologie russe, désignait la violence de foules indisciplinées prenant pour cible les juifs. Antisémitique dans son essence, ce déferlement de haine se caractérisait par l’âpre brutalité à l’égard des personnes (meurtres, viols) et des biens (pillages, incendie d’habitations et de synagogues). Des auteurs ashkénazes n’ont pas manqué de noter la spécificité de ces massacres, en soulignant l’attitude passive des communautés visées par la fureur publique. Nulle rébellion, nulle résistance de la part des victimes n’était enregistrée lors des agressions suscitées par les rumeurs publiques. Pour y échapper, les israélites se cachaient, ou prenaient la fuite ou le chemin de l’exil définitif. Ou alors, ils se laissaient massacrer ou dépouiller, dans la résignation à une fatalité inéluctable. Avec le temps, le terme de «pogrom» s’assura une extension géographique, en Pologne et en Allemagne, au tournant du XIXe et du XXe siècles.
Mais ce procédé, qui avait pris l’allure d’un sport national dans les territoires qui relevaient de l’autorité du tsar, n’allait pas faire souche en Terre sainte. Sauf que, plus tard, avec l’afflux incontrôlé des immigrants d’Europe de l’Est, il y eut en Palestine sous mandat britannique des soulèvements de populations arabes qui prenaient à partie les juifs et leurs intérêts. Les Palestiniens refusaient le fait accompli de l’implantation étrangère et tentaient de mettre un terme au «grand remplacement» inscrit en filigrane dans une certaine interprétation de la déclaration Balfour. Là, les immigrants allaient en revanche organiser des comités d’autodéfense et rendre coup pour coup. Ce qui contrastait avec l’attitude passive et apeurée que ces mêmes Ashkénazes, nouveaux venus sur la scène du Proche-Orient, avaient traditionnellement adoptée dans leur pays d’origine.
On se demande ainsi, loin de toute catégorisation juridique3, si le terme «pogrom» est toujours approprié pour désigner la journée du 7 octobre qui fit environ 1.200 morts, sans compter la prise d’otages, dont le nombre dépassa les 200 captifs.
Les Vêpres siciliennes ou la Saint-Barthélemy?
À mon sens, le 7 octobre 2023 s’est déroulé sur le modèle des Vêpres siciliennes. Il s’agissait là, en mars 1282, d’une révolte populaire des habitants de l’île contre la domination féodale de la maison d’Anjou. Parti de Palerme où, en une nuit, 2.000 Français et Provençaux, tous âges et sexes confondus, furent massacrés, ce soulèvement allait s’étendre en un mois à toute la Sicile, jusqu’à sa libération4. Les révoltés de ce chef-lieu, pour la plupart des artisans, instituèrent un Parlement et récusèrent le pouvoir de Charles d’Anjou, de même que le Hamas de Yahya Sinwar avait contesté dans les faits le pouvoir de Mahmoud Abbas, l’Autorité palestinienne de ce dernier, inféodé à Tel-Aviv comme à Washington, étant un modèle de collaboration intéressée.
Essayons autre chose! Le 7 octobre 2023 serait par son ampleur un massacre de la Saint-Barthélemy auquel n’auraient pas hésité à participer toutes les couches de la population de Gaza. Et ce n’est que la riposte immédiate d’Israël, qui s’est ressaisi après un moment de stupéfaction, qui les en aurait empêchées. Alors, quand on vient nous dire que la solution à deux États pourrait aboutir à une paix durable, nous pouvons valablement rester sceptiques. Cette solution ne vaut pas plus qu’un cachet d’aspirine pouvant faire baisser la fièvre pendant un court moment. C’est dire que les deux populations, israélienne et arabe, ne peuvent ni cohabiter ni se tenir à la bonne distance pour éviter frictions et coups fourrés.
Mais, nous rétorquera-t-on encore une fois que voilà dix mois que l’Autorité palestinienne est restée hors du coup. En effet, les anciens du Fatah, qui donnaient des leçons de patriotisme aux Arabes planqués, s’acquittent de nos jours du rôle de collaborateurs et se chargent d’assurer la sale besogne pour le compte de leurs nouveaux maîtres. Ces pétainistes du XXIe siècle, corrompus et uniquement soucieux de défendre leurs intérêts acquis, ont failli à la cosa nostra. Et c’est bien pour cette raison qu’ils ne pourront retenir les masses de leur peuple, chauffées à blanc et ne vivant que dans l’attente d’une prochaine intifada. Pour en découdre avec l’ennemi.
Une guerre civile?
Comme Ghassan el-Khazen n’a pas manqué de le signaler dans son ouvrage sur la révolte de 1936, ce qui manqua aux Palestiniens sous mandat britannique et qui leur manque aujourd’hui, c’est l’unité des forces vives de la nation: «illustration éloquente de l’incapacité d’une société arabe traditionnelle à atteindre, même devant une menace extérieure mortelle, la cohésion nationale et l’unité des rangs»5.
Mais, en dépit du handicap mentionné ci-dessus et de l’obséquiosité du timoré Mahmoud Abbas, il aurait suffi que le Hamas remportât un semblant de victoire qui se serait quelque peu maintenu dans la durée, pour que l’Autorité palestinienne perde tout contrôle sur ses administrés. Auquel cas cette dernière n’aurait pas pu freiner la violence tous azimuts, ni empêcher la population de Cisjordanie, femmes et enfants inclus, de se lancer dans un affrontement suicidaire avec les forces d’occupation. Ou de chercher à faire un sort aux 700.000 colons qui se sont installés sur la rive ouest du Jourdain depuis la défaite arabe de juin 1967. Le spectacle aurait été alors non celui d’un pogrom ou celui des Vêpres, mais plutôt celui d’une «guerre du feu» qui se serait allumée à l’âge du bronze ou à l’âge de pierre.
yousmoua@gmail.com
1-Tout en rappelant que ni les Israéliens ne sont les descendants directs des Hébreux, ni les Palestiniens des Philistins.
2-Certains auteurs ont tendance à affirmer le contraire. Cf. Bat Ye’or, «Le dhimmi, profil de l’opprimé en Orient et en Afrique du Nord depuis la conquête arabe», Anthropos, Paris, 1980.
3-Pour la qualification juridique: certains qualifient de génocide, à tort d’ailleurs, le raid du 7 octobre. D’autres le définissent comme crime de guerre. Il est acquis, prima facie, que des crimes de guerre, comme l’assassinat de civils et la prise d’otages, ont été commis par les brigades du Hamas.
4-Ce qui se profile au Liban, et que l’Europe bien-pensante semble ignorer, ce sont probablement des carnages sur le modèle des Vêpres siciliennes – ou des «Vêpres syriennes» – qu’accompagneraient des déplacements de population et un «grand remplacement».
5- Ghassan el-Khazen, «La grande révolte arabe de 1936 en Palestine», Éditions Dar An-Nahar, Beyrouth, 2005, p. 325.
6-D’où l’intérêt de suivre de près la réunion du Fatah et du Hamas, le 20 et 21 juillet à Pékin. Les deux mouvements palestiniens vont vainement chercher à mettre fin à leurs différends, sous l’égide de la Chine et de sa diplomatie sémillante.
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