Initié en 2013, le projet de la nouvelle route de la soie du président chinois, Xi Jinping, vise à sécuriser les approvisionnements de la Chine et, plus globalement, à restructurer la gouvernance mondiale. Dans ce cadre, le Liban redeviendrait une échelle du Levant, mais, cette fois, tournée vers l’Est.

Une «communauté de destin pour l’Humanité».  Ces mots, prononcés pour la première fois par le président chinois Xi Jinping dans son rapport au 18ᵉ congrès du Parti communiste chinois en 2012, devaient illustrer la vision chinoise concernant l’initiative des «Nouvelles routes de la Soie» lancée un an plus tard, en 2013, puis renommée “Belt & Road Initiative” (BRI) en 2017.
Une expression que le dirigeant chinois a depuis réutilisée dans bien des contextes. Et, tout particulièrement, lors de ses déplacements dans les pays concernés par la BRI, comme au Bahreïn, le 17 mai dernier. «La Chine approfondira la coopération avec les partenaires des Nouvelles routes de la soie, encouragera la coopération à une nouvelle étape de développement de plus haut niveau et travaillera sans relâche pour réaliser la modernisation de tous les pays du monde», affirmait-il à Pékin, en octobre 2023.
Pour rappel, «La BRI consiste à mettre en place un vaste réseau d’infrastructure et de transport», pour reprendre les mots de Nadine Loutfi, chercheuse spécialiste de la Chine au Moyen-Orient à l’Université libre de Bruxelles, interrogée par Ici Beyrouth. 
Ce projet titanesque implique donc «tout ce qui est routes, chemins de fer, ports, aéroports, ainsi qu’un réseau d’infrastructures énergétiques, donc oléoducs, gazoducs, pipelines, etc. et un réseau de communication, considéré comme étant la troisième branche de la BRI», poursuit-elle.
Parmi les principaux axes suivis par la BRI, c’est l’axe maritime qui est le plus susceptible d’être lié au Levant. «Quand on parle de la BRI au Moyen-Orient, on parle des routes maritimes qui passent par le détroit de Bab el-Mandeb, le détroit d’Ormuz et le canal de Suez», précise Mme Loufti.
La finalité de ce projet est avant tout économique, comme nous l’avions précédemment abordé. Mais, derrière les objectifs de développement des liens commerciaux, celui-ci cache aussi un but géopolitique.
BRI et «Grand pivot»
En effet, la BRI constitue aussi une réponse de Pékin à une autre stratégie, élaborée entre les murs de la Maison Blanche. Il s’agit du «pivot asiatique» de l’ancien président américain Barack Obama, aussi connu sous le nom de «rééquilibrage vers l'Asie».
Dans les faits, il était question d’une réorientation stratégique de la politique étrangère des États-Unis. Annoncée en 2011, elle visait à renforcer l'engagement américain en Asie-Pacifique pour contrer l'influence croissante de la Chine dans la région. L'objectif global était de maintenir la stabilité et la sécurité en Asie-Pacifique tout en soutenant les intérêts économiques et stratégiques des États-Unis.
Pour Nadine Loutfi, «d’un point de vue géopolitique, la BRI répond à la stratégie du pivot américain, réduit son influence et tente d’éviter un endiguement». En d’autres termes, Pékin «essaie de mettre en place un nouvel ordre mondial, parallèle ou alternatif aux ordres occidentaux», poursuit la chercheuse.

«Les Chinois vont dépasser ces obstacles en se tournant vers l’Eurasie, l’Afrique, donc vers l’ouest, par les routes de la soie», ajoute-t-elle. En somme, tandis que Washington cherche à renforcer son contrôle de l’océan Pacifique, Pékin contourne principalement par la voie terrestre.
Pour rappel, le premier corridor terrestre de la BRI passe par le nord de la Russie vers l’Europe de l’Est, et le second par l’Asie centrale, puis l’Iran et la Turquie. Un troisième traverse le Pakistan jusqu’au port de Gwadar, avant de rejoindre les itinéraires maritimes longeant l’Asie du Sud. L’un d’entre eux descend jusqu’en Afrique du Sud, l’autre remonte vers la Méditerranée.
Diplomatie de la BRI
Afin de sécuriser ces corridors, la Chine déploie des moyens de plus en plus conséquents. Cela se traduit d’abord par une présence militaire accrue. Outre Gwadar dans le Pakistan, qui constitue un point de relais pour la flotte de Pékin, l’Armée populaire de libération – le nom de l’armée chinoise – possède une base dans un endroit hautement stratégique: Djibouti.
Situé au niveau du détroit du Bab el-Mandeb (Porte des lamentations) côté africain, ce petit pays voit habituellement passer devant ses côtes entre 10 et 15% du trafic maritime mondial, reliant l’océan Indien au canal de Suez. Les attaques répétées des Houthis contre des navires en mer Rouge ont depuis perturbé cette artère commerciale, sans pour autant lui retirer son caractère stratégique. La présence de son armée permet donc à Pékin de contrer les menaces visant ses approvisionnements dans la région.
Mais, surtout, la Chine sécurise les corridors de la BRI par la voie diplomatique. «L’une des réalisations majeures de Pékin, tout à fait conforme à ses ambitions en matière de la BRI, a été le rapprochement négocié entre l’Iran et l’Arabie saoudite en mars 2023», pointe à ce niveau Mme Loutfi. «La réconciliation saoudo-iranienne pourrait servir à renforcer la sécurité de la BRI, y compris les routes de transport et les infrastructures essentielles, particulièrement dans la mer Rouge», ajoute-t-elle.
Plus généralement, Pékin renforce ses relations avec les principaux acteurs de la région. En cause? Sa dépendance énergétique, qui fait de «la sécurité énergétique une priorité majeure pour Pékin, renforçant ainsi l’importance stratégique du Moyen-Orient dans le cadre de la BRI», continue la chercheuse. Outre l’Arabie saoudite et l’Iran, Pékin a aussi noué des partenariats stratégiques avec les Émirats arabes unis et l’Égypte, précise Mme Loutfi. Une autre occasion de contrer l’influence de Washington, qui – hormis avec l’Iran – a noué des liens profonds avec tous ces pays.
Et le Liban?
En ce qui concerne le pays du Cèdre, celui-ci «occupe une place stratégique dans la région du Levant et dispose d’un accès direct à la mer Méditerranée» dans le cadre de la BRI, affirme Nadine Loutfi.
Néanmoins, il demeure en retrait. «La répartition des bénéfices n’est pas la même parmi les pays du Moyen-Orient. Et le Liban est parfois malheureusement négligé en raison de la situation politique compliquée», commente la chercheuse.
Une situation que certains acteurs politiques locaux, à l’image du Hezbollah, souhaitent faire évoluer. Le secrétaire général de la formation pro-iranienne, Hassan Nasrallah, avait fait valoir en 2021 que l’obtention d’un financement chinois serait plus facile et plus rapide qu’un prêt du FMI. Derrière cet enthousiasme apparent se cache bien entendu la volonté d’éloigner le Liban de ses alliés occidentaux.
Mais une telle perspective demeure-t-elle viable? «Certains pays, en particulier africains, se trouvent en difficulté avec la Chine et tombent dans le ''piège des dettes''. Je donne un exemple: le Sri Lanka était incapable de rembourser ses dettes, ce qui l'a obligé à attribuer un port à la Chine», commente Nadine Loutfi. «La Chine est devenue l’un des principaux partenaires, je dirais même le principal partenaire commercial du Liban [hors Union européenne]. Mais il faut toujours se méfier de ce piège d’endettement», poursuit-elle.
Vu la situation économique actuelle du pays du Cèdre, le renforcement d’un partenariat entre la Chine et ce dernier pourrait ainsi poser plus de questions que d’opportunités... pour un résultat qui ne serait pas forcément «gagnant-gagnant».
Commentaires
  • Aucun commentaire