Zahlé, bicentenaire d’une «ville eucharistique»

Pour les chrétiens du Liban et pour le Liban tout entier, la vacance présidentielle est «pire que la peste»; elle compromet l’avenir de «l’entité politique» libanaise, a affirmé jeudi l’archevêque grec-catholique de Zahlé, Mgr Ibrahim Ibrahim, au cours de la Fête-Dieu que la ville commémore fidèlement depuis 1825, soit près de deux siècles. Cette année-là, une procession du Saint-Sacrement sauva miraculeusement Zahlé d’une épidémie de peste.
«Avec la ferveur des premiers jours, nous prions pour que Dieu guérisse notre patrie bien-aimée d’une maladie encore plus maligne que la peste, une maladie qui ronge son entité et sa formule unique», a lancé Mgr Ibrahim Ibrahim, qui s'exprimait en présence du patriarche grec-catholique, Mgr Youssef Absi. Invité-surprise de cette commémoration, le patriarche Absi a prononcé un mot de circonstance à cachet purement religieux.
Le hasard a voulu que le cri de l'archevêque de Zahlé se fasse l’écho – involontaire – de la mise en garde lancée la veille, au terme d’une nouvelle médiation infructueuse, par Jean-Yves Le Drian, émissaire du président Macron au Liban: si un chef de l’État n’est pas élu dans les plus brefs délais, ce pourrait être «la fin du Liban politique», a lancé l’ancien ministre français des Affaires étrangères, sachant que le Liban est sans président depuis la fin du mandat de l’ancien président, Michel Aoun (octobre 2022).
S’adressant aux fidèles rassemblés devant le bâtiment du Sérail, Mgr Ibrahim devait souligner que l’absence d’un président compromet non pas une fonction, mais «toute la présence chrétienne au Liban» et «le destin même de la patrie».
À cet égard, a-t-il ajouté, «nous devons considérer comme un devoir national d’accorder notre soutien indéfectible à l’armée libanaise et aux forces de sécurité comme instrument irremplaçable de sécurité interne et de stabilité». Le commandant de l’armée, le général Joseph Aoun, est l’un des trois candidats sérieux à la présidentielle.
L’archevêque de Zahlé a également défendu le principe de l’intangibilité des dépôts bancaires, réclamé une répartition équitable des hautes charges de l’État entre toutes les communautés et demandé que la Fête-Dieu «soit officiellement proclamée jour férié à Zahlé».
Le chef-lieu de la Békaa, ville aux 52 églises, se considère, en effet, comme «une ville eucharistique» depuis que, il y a deux siècles de cela, en 1825, sur un avis reçu en songe, son archevêque, Aghnatios Ajoury, réussit à organiser une procession du Saint-Sacrement dans ses rues et la préserva d’une épidémie de peste qui sévissait dans la région.

«Ce miracle est un événement historique qui a marqué la conscience générale des zahliotes», explique Georges Okaïs, député grec-catholique des Forces libanaises de la région, présent à la procession. «La fête fait partie de notre héritage spirituel. Sans elle, Zahlé perdrait de son identité».
Fondée au seixième siècle, la ville a toujours eu sa personnalité propre. Avec ses 120.000 habitants, c’est la plus grande agglomération purement chrétienne du monde arabe. Située en bordure de la plaine de la Békaa, elle a pris de l’importance au 18ᵉ siècle en devenant un carrefour ferroviaire et un centre de transactions pour l'agriculture et les marchandises entre Beyrouth, Damas et l’hinterland.
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L’évêque grec-catholique de Zahlé y joue traditionnellement un rôle fédérateur. Ayant l’oreille des grandes familles, il a son mot à dire dans les affaires de la ville tout en étant chef d’Église.
La Fête-Dieu est marquée, à Zahlé, par des processions séparées de toutes les églises de la ville, aussi bien catholiques qu’orthodoxes, fait unique au Liban. Entamées dès l’aube, ces processions distinctes convergent vers le Sérail, avant d’irriguer de leurs ostensoirs tous les quartiers de la ville. Et ce, pour la plus grande joie des fidèles de tous âges venus là individuellement ou en corps organisés (confréries, collèges, troupes scoutes, bénévoles de Caritas, fanfares de quartiers, etc), ainsi que des habitants qui attendent le passage des processions sur leurs balcons ou à côté de leurs reposoirs.
Entamée dès l’aube, dans une ambiance joyeuse, la journée s’achève par une dernière messe et, pour les jeûneurs, par le premier café. Diffusée en direct sur Facebook par Zahlé TV et attentivement suivie par les grandes diasporas grecques-catholiques au Brésil et au Canada, la journée fédère et unit.
«Appartenir, c’est mettre nos pas dans les pas de ceux qui nous ont précédés, c’est créer notre propre histoire, forger notre identité», rappelle Névine Hajj-Chahine, une historienne mariée à un Zahliote. «Quelque part dans ce courant de laïcisation, on réalise que le monde est de nouveau ordonnancé à un ordre supérieur et je trouve ça magnifique», se réjouit-elle. La ville a rouvert à la clôture de la cérémonie, vers midi.
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