L’éditorial – Pluralisme et libanité

Fidèles à leur mémoire collective qui résiste à l’épreuve du temps, les membres de la communauté arménienne du Liban commémorent, en ce 24 avril, comme chaque année, le génocide dont leurs ancêtres ont été la cible au début du vingtième siècle. Ces massacres, perpétrés par l’empire ottoman, avaient débuté en 1915 et s’étaient poursuivis jusqu’en 1918. Non moins de 1,5 million d’Arméniens en seront victimes, parallèlement à 750.000 assyro-chaldéens et syriaques et plus de 350.000 Grecs.
Ce génocide à plusieurs facettes aura pour effet l’émergence, au Liban, d’une importante collectivité arménienne qui s’intégrera rapidement dans la société locale tout en formant, dans le même temps, une composante essentielle du pluralisme libanais. Parallèlement aux assyriens, chaldéens et syriaques – qui ont constitué au Liban une petite minorité disposant de très peu de moyens – les Arméniens ont réussi à préserver leurs spécificités en tirant profit du caractère pluriel du tissu social local et du système politique communautaire, profondément ancré dans la réalité du pays depuis au moins le 19e siècle.
À l’instar des autres communautés, la collectivité arménienne a ainsi pu sauvegarder et gérer ses structures sociales, économiques, culturelles, pédagogiques, universitaires, sportives, médiatiques, en plus de ses partis, sans pour autant faillir d’une quelconque façon à son allégeance au Liban ou à sa loyauté envers l’État central. Cette collectivité a réussi, plus spécifiquement, et plus que dans tout autre pays arabe, à préserver sa langue, ses profondes traditions religieuses, ses coutumes sociales. Elle a, surtout, largement contribué à l’essor de plusieurs secteurs économiques vitaux dans le pays.
Fait notable: l’ensemble de cet apport s’est inscrit dans le cadre d’une «libanité» plurielle qui a fait, à travers l’Histoire, la spécificité du pays du Cèdre dans cette partie du monde. Dans un tel contexte, le «cas» de la composante arménienne – un réel cas d’école – reflète une expérience particulière d’adaptation qui est parvenue à concilier de manière harmonieuse l’attachement au pluralisme et l’intégration à la vie politique et publique sur la scène locale.
Malencontreusement, ce pluralisme est aujourd’hui gravement menacé par des projets centrifuges, organiquement liés à des ambitions hégémoniques régionales, qui tiennent très peu compte des réalités et des spécificités proprement libanaises… des spécificités qui sont fondées sur le libéralisme, l’initiative privée, l’ouverture sur le monde, le respect des valeurs humanistes, des libertés publiques et individuelles, ainsi que des pratiques démocratiques, certes largement défaillantes, mais qui offrent, malgré tout, des opportunités d’expression à la population.

Pour cette 109ᵉ commémoration du génocide arménien, il n’est pas superflu de rappeler, une fois de plus et sans détour, que le vrai visage du Liban et son incontournable pluralisme sociocommunautaire et culturel, source de richesse et d’ouverture, sont aujourd’hui la cible d’une maléfique stratégie de déconstruction. Celle-ci a pour fonction d’entretenir les appétits insatiables de ceux qui tentent d’entraîner les Libanais, manu militari, sur la voie d’un mode de vie rétrograde et obscurantiste, reposant sur des valeurs et des critères sociaux d’un autre âge.
Le cas d’école de la collectivité arménienne, de même que le vécu des autres communautés libanaises, peuvent fournir une leçon opportune en matière de gestion du pluralisme libanais. L’enjeu à cet égard est de pouvoir concilier la libanité (évoquée déjà par le patriarche Estéphane Doueihy au dix-septième siècle) et la sauvegarde des spécificités socioculturelles des différentes composantes communautaires du tissu social libanais… à la condition que certains acteurs régionaux cessent de transformer le Liban en un champ de manœuvres et de confrontations en tous points stériles et destructrices pour la population libanaise.
 
 
 
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