Les «distingués», et les autres

«On en a un peu marre, tu sais ma chère, de ces mauvaises nouvelles tous les jours, on a hâte de reprendre notre vie; d’ailleurs il faut que je fasse quelques achats, ça me remontera le moral».  Et voilà les argenteries «devenues complètement démodées» qui sont renouvelées, quelques bronzes pour meubler le nouveau secrétaire art déco, les parures qui scintillent, les dîners chez le dernier italien «qui propose des truffes fraîches pour trois fois rien, 150 dollars le menu!».
C’est La Distinction, œuvre maîtresse de Pierre Bourdieu, classée ouvrage-référence de sociologie, parue en 1979. Un de ses thèmes est que toute classe sociale tend à se distinguer par rapport à celle directement inférieure… mais tente aussi, incurablement, de se rapprocher, par son mode de vie, de la classe immédiatement supérieure qui, elle, dès qu’elle perçoit que cette tentative risque d’aboutir, se hâte de pousser son mode de vie encore plus haut.
Ces distinctions s’opèrent aussi bien dans la consommation, de biens et de services, que de la manière plus ou moins raffinée de pratiquer cette consommation: «Ça se voit que ce sont de nouveaux riches, tu vois comment elle porte ses bijoux!».
Justement, cet argent, liquide forcément, qui coule à flots, provient de deux sources. La première est cantonnée aux riches racés qui ont eu la sagesse de garder une bonne partie de leur patrimoine ailleurs, et qui entretiennent un business florissant. Puis les nouveaux riches qui, selon une certaine échelle de valeur perverse locale «ont été assez malins pour savoir profiter».
Mais profiter de quoi? Oh, au cours de ces quatre dernières années, ce ne sont pas les occasions qui ont manqué: les subventions des carburants, des médicaments et de 300 autres produits de base; puis la contrebande; puis la spéculation sur la monnaie nationale; puis le différentiel entre le taux Sayrafa et celui du marché; puis les transactions douteuses sur les vaccins du Covid et autres achats; puis le blanchiment d’argent, inhérent à toute économie de cash…

D’où ces chiffres d’import qui atteignent des niveaux mirobolants, bien qu’on s’essouffle à les comptabiliser: en 2022, on en était à un niveau jamais atteint depuis des années, presque 19 milliards de dollars, histoire de profiter alors des taux douaniers réduits. C’était pratiquement le niveau des années fastes, d’avant la crise.
Pour l’année 2023, les statistiques officielles se sont arrêtées pour le moment à août 2023, avec plus de 10 milliards de dollars d’import. Par extension arithmétique, elles devraient atteindre quelque 15,5 milliards de dollars pour toute l’année. En réalité, ce sera probablement davantage si l’on considère que les deux derniers mois de l’année sont particulièrement actifs. Surtout que le tonnage des marchandises au port de Beyrouth est quasiment au même niveau qu’en 2022.
Et cela alors que la crise, paradoxalement, traîne en longueur, sans la moindre mesure pour l’amadouer. Le niveau moins zéro de la gouvernance. Entraînant, par ce fait même, un abîme entre ces anciens/nouveaux ménages plus ou moins aisés, et une caste damnée et jetée sur le trottoir, réduite à mendier la petite poignée de dollars de la banque d’en face.
Alors on est tiraillés, si l’on veut absolument faire de la prospection économique, entre plusieurs trends qui se catapultent. D’un côté, certains crient à l’indécence d’un tel déballage ostentatoire de richesse. Mais, d’un autre côté, on se dit que consommer, si on en a les moyens, est toujours mieux que planquer les liasses dans le coffre-fort de la cave, ça fait circuler l’argent. Sauf que, d’un troisième côté, ça contribue au déficit commercial et de la balance de paiements, ce qui est néfaste, par définition, et qui fut l’une des causes de la crise.
Enfin, pour nous compliquer encore plus l’existence, on prend un quatrième côté de ce quadrilatère irrégulier et difforme. C’est la brume dans laquelle tout cela évolue. On se plaît à patauger dans des vagues de spéculations, d’approximations et d’incuries élevées au rang de système économique qu'on ne trouve nulle part ailleurs. Et on s’en accommode en se disant, résigné, que c’est ça aussi ce qui fait notre distinction.
nicolas.sbeih@icibeyrouth.com
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