L’office vient de s’achever dans une église de la région de Baabda. Je rentre chez moi avec l’impression d’avoir trahi! Comme je regrette de ne m’être pas rendu à Zgharta … ou surtout à Rmeich, pour faire mes dévotions. Car c’est dans les zones limitrophes que bat le cœur des miens, là où le «péril est notre demeure» (1). À Rmeich, à Aïn Ebel ou ailleurs, partout dans les îlots chrétiens du Liban-Sud où la menace pèse, la procession extra muros s’impose. Depuis Vatican II, on n’a que trop dénigré la visibilité de certaines manifestations au prétexte qu’elles étaient triomphalistes.
Or qui n’a suivi l’office maronite du Vendredi saint ne peut rien comprendre à notre communauté si « cananéenne » dans ses rituels ! J’entends qu’il ne peut la saisir dans son affirmation existentielle d’être plus forte que la mort et le crucifiement de son Seigneur et Dieu (2). Au niveau humain, nos souches sont paysannes, nullement raffinées; nous serons toujours liés à un carré de terre. Et nous ne sommes jamais aussi proches de la «glèbe féconde», qu’en nous prosternant à trois reprises et en récitant notre Trisagion «Mchiho D Slebt Hlofayn, Itraham Alayn» (3).
Notre conscience confessionnelle a été modelée par les mythes d’un Mont Liban imaginé et les légendes d’un pays de cocagne. Jusqu’à la guerre 14-18, nous étions principalement des paysans encadrés par un clergé. Le simple curé de village, avant que de passer le relais à l’instituteur puis au directeur d’agence bancaire, avait modelé notre vécu au gré du calendrier liturgique du Carême et des sept sacrements.
Kamal Salibi professait que c’est l’Église qui a toujours uni les Maronites et que c’est la politique politicienne qui les a divisés. En effet, disait-il, cette Église antiochienne dont le siège patriarcal se partage entre Bkerké et Dimane, après avoir été sis quatre cents ans durant à Qanoubine, n’a pas vécu les scissions qu’ont connues les Églises grecque, syriaque, copte, assyrienne et arménienne entre branche orthodoxe et branche catholique.
Entre la lumière orthodoxe et le dolorisme latin
La prière en commun renforce les liens entre officiants et fidèles, «religare», racine du terme de religion, voulant dire en latin «relier». Ce qui vaut pour certains chrétiens d’Orient vaut certainement pour les autres. N’y connaissant rien, je ne me hasarderai pourtant pas à émettre une opinion. Mais, je peux légitimement avancer que le catholicisme latin gravite autour du Christ agonisant sur la croix, et qu’il est fixé sur le dolorisme du Vendredi saint et sur la souffrance salvatrice, alors que le christianisme orthodoxe antiochien glorifie davantage le Christ ressuscité, d’où la symbolique de la Hajmeh et l’allégresse qui s’y manifeste.
Les Maronites ont été peu ou prou latinisés, de même que leurs frères grecs ont été byzantinisés. Le dolorisme catholique s’est glissé dans notre rituel, mais probablement sans avoir entamé le fond. Et, au-delà des chants élégiaques, des plaintes sublimées et des mélodies importées d’Europe comme celle de Wa Habibi, il faut voir dans l’office du Vendredi la volonté d’en découdre avec le destin, et la ténacité dans l’attachement à la terre où l’on vient de porter le crucifié. Dans le Nord d’où je viens, le service religieux était autant une veillée d’armes qu’une exaltation de la Croix! Une fois sortis de l’église de Saydet Zgharta, un sentiment de vengeance se saisissait des fidèles qui s’en prenaient à Judas Iscariote en effigie, le pendaient pour ensuite le brûler.
Le dolorisme, si dolorisme il y a, n’est pas capitulation, il est générateur de hargne et de vendetta. Qu’on ne s’y détrompe pas!
Où en sommes-nous?
Là je passe la parole au regretté abbé Youakim Moubarac: « L’Église maronite a été reconnue comme une Église du Samedi saint, en comparaison avec l’Église latine qui est davantage sensible, dans le concret de l’histoire, au Vendredi de la Passion, et avec l’Église byzantine qui est mystiquement soulevée par le souffle de Pâques». Et de fait, la communauté maronite n’a vécu que le Shéol, dans les Limbes duquel le Christ s’est rendu en ce Sabbat qu’on veut bien nous accorder, puisqu’il est porteur de l’espérance de la ressuscitation.
Dans notre revendication identitaire, nous sommes, nous minoritaires, le peuple de l’attente, un peuple qui ne vit qu’en l’espoir d’une délivrance. Nous n’allons pas rendre les armes. Et ce n’est pas parce que nous avons enterré Jésus que nous avons renoncé à sa Résurrection.
yousmoua47@gmail.com
1. L’expression est de Saïd Akl
2. La comparaison avec la mort d’Adonis et le cortège des pleureuses est tentante.
3.«Ô Christ qui a été crucifié pour nous, prends pitié de nous» en syriaque. Formule qui nous avait fait traiter d’hérétiques et que nous avions quand même conservée, contre vents et marées !
4.Youssef Samia, «Maronites au présent, libres approches d’un aggiornamento», Libanica III ? Cariscript, Paris, 1991, p.30.
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