Peut-on encore douter de la volonté américaine d’en découdre avec Téhéran, alors qu’une vague de représailles a coûté la vie à dix-huit militants pro-iraniens? Ce fut, de toute évidence, la riposte à l’attaque par un drone d’une base US en Jordanie, attaque qui se solda par trois victimes parmi les soldats de la garnison. Une fois la frappe aérienne achevée et justice faite, la Maison Blanche allait claironner que ses avions de combat avaient frappé quatre-vingt-cinq cibles réparties sur sept sites, dont trois en Irak et quatre en Syrie. L’opération, qui n’a duré que trente minutes, avait principalement visé des centres de commandement et de renseignement du corps des Gardiens de la révolution islamique.
Et, comme pour nous faire avaler le morceau, l’Iran a déclaré que l’action américaine constituait une «erreur stratégique», alors que l’Irak a fustigé une «violation de sa souveraineté» et que la Syrie a annoncé que l’occupation de certaines parties de son territoire ne pouvait plus durer.
Mais au-delà de la rhétorique triomphale et de l’affirmation formelle de la puissance américaine sur tous les points du globe, nul n’est dupe de cette partie de «ping-pong» qui se joue entre les États-Unis d’Amérique et les proxies de l’Iran sur la scène du Moyen-Orient. Il est clair que Washington voulait éviter l’escalade avec Téhéran, comme il est clair que l’inverse était tout aussi vrai! Quelle «chorégraphie à première vue surprenante» entre ennemis, se serait exclamé Georges Malbrunot!(1) Car voilà que la première armée du monde est réduite à se mesurer à des milices comme les Houthis dans la mer Rouge ou à des nébuleuses télécommandées par les ayatollahs et sévissant en Syrie et en Irak. En bref, c’est l’aéronavale américaine qui est amenée à relever les défis des moins-que-rien, et c’est d’un risible!
Jeu de dupes ou d’hypocrites
Quatre-vingt-cinq frappes censées avoir neutralisé sept sites, mais le résultat ne semble pas avoir été très concluant. En effet, pas plus tard que le 5 février, un autre drone allait prendre pour cible un camp américain où l’on a déploré cinq victimes, quand bien même kurdes, cette fois(2). Mais qu’est-ce que ce jeu de dupes auquel se livrent les États-Unis dans leur bras de fer avec l’Iran? Dans quelle mesure est-il sérieux, même si aux dernières nouvelles, le Centcom vient de confirmer qu’une nouvelle frappe unilatérale visant Bagdad a tué, en date du 7 février, trois responsables de Kataeb Hezbollah, milice que les Américains tiennent pour responsable des attaques contre ses troupes.
L’essentiel aux yeux de Joe Biden est de ne pas laisser Téhéran basculer dans la guerre. À cet effet, le territoire iranien a été épargné, et, qui plus est, Washington a mis une semaine à riposter. Ce faisant, les Américains ont laissé à leurs agresseurs le temps d’évacuer leurs bases et de se fondre dans la nature. Et, qui le croirait, les autorités US avaient prévenu le gouvernement irakien, proche du régime des ayatollahs, de leur intention de rendre les coups. Cet échange de bons procédés expliquerait la raison pour laquelle les Kataeb Hezbollah, cette milice irakienne affiliée à l’Iran, a déclaré qu’elle mettait fin à ses attaques contre les cibles américaines.
La doctrine Weinberger ou la doctrine Biden
Écoutons Caspar Weinberger, ministre américain de la Défense entre 1981 et 1987, s’exprimer à la suite du retrait précipité et peu glorieux des troupes américaines du Liban en 1984. Dans un discours(3) qu’il prononça en novembre de cette même année, le secrétaire d’État considéra que l’engagement militaire de son pays ne devait se décider que dans le cas de questions vitales à l’intérêt de la nation, jamais pour des questions collatérales. D’où la question de savoir si la présence militaire américaine en Syrie, en Irak ou en Jordanie est, en ce moment, aussi indispensable que la liberté de circulation du commerce dans le Bab al-Mandeb? Échaudé par l’affaire libanaise, par l’attentat contre les Marines et le retrait pudique du New Jersey, sous la présidence de Ronald Reagan, le patron du Pentagon avait laissé comme consigne de n’avoir recours à l’usage de la force «qu’en dernier recours». De même, il avait aussitôt déclaré que si les États-Unis étaient amenés à engager leurs troupes dans une situation donnée, ils devraient le faire de plein fouet, avec «l’intention claire de l’emporter»(4). Un déploiement de force ou d’une armada, un duel d’artillerie, des bombardements ciblés, voire un échange de drones n’auraient été que contreproductifs à ses yeux. Or c’est exactement ce que font les Américains, de nos jours, en application de la «stratégie de Joe Biden, moins centrée sur la dissuasion que sur la dégradation des capacités des milices à frapper les intérêts américains». Bien plus, d’après Thomas Friedman, du New York Times, cette soi-disant doctrine innovante de Biden consiste à riposter au coup par coup, pour qu’enfin se dévoilent les faiblesses du régime iranien(5).
Or, ce n’est pas en ces termes qu’on fait preuve de fermeté. Caspar Weinberger, décédé en 2006, doit se retourner dans sa tombe!
yousmoua47@gmail.com
1. Georges Malbrunot, «En Irak et au Yémen, les frappes américaines impuissantes pour faire cesser les attaques des milices pro-Iran», Le Figaro, 4 février 2024.
2. «Attaque au drone contre une base américaine en Syrie», ICI Beyrouth, 5 février 2024.
3. Caspar Weinberger, «The uses of Military Power», The National Press club, Washington, novembre 1984.
4. Caspar Weinberger, «If we decide to put combat troops into a given situation, we should do so wholeheartedly, and with the clear intention of winning», Office of the Secretary of Defense: Historical Office.
5. Alon Pinkas, «Is the U.S. finally calling Iran’s bluff with strikes on Teera-backed militias?», Haaretz, 5 février 2024.
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