En cette période de Noël, il est intéressant de se pencher sur le livre récent de l’écrivain et essayiste Robert Bared, Les Saints, aventure spirituelle et représentation, paru aux éditions Hazan, comportant le parcours de 77 saints, leurs attributs distinctifs et les photos somptueuses de leurs images peintes et sculptées dans les différents musées et églises.
Robert Bared est docteur ès lettres françaises, essayiste et photographe. Dans son récent ouvrage Les Saints, aventure spirituelle et représentation, on découvre la vie de 77 saints et saintes, leur représentation par les peintres, leur culte, les églises dont ils sont les patrons et les raisons pour lesquelles ils sont invoqués en tant que thaumaturges. Le nombre sept a été adopté en fonction de l’espace éditorial imparti mais aussi pour sa dimension symbolique, biblique par excellence. L’ordre adopté est chronologique, avec un index alphabétique qui a le mérite de braquer la lumière sur les saints dans leur siècle et d’un point de vue historique.
Pour Robert Bared, les frontières restent étanches entre sa pratique de la photographie, qu’il assimile à un espace de création où il jouit d’une liberté absolue, et la réflexion aux liens entre l’art et la littérature. Parmi les livres qu’il a écrits, relevant de cette double discipline, nous retrouvons L’Art et le nombre, édité chez Hazan en 2021, et Le Livre dans la peinture, paru aux éditions Citadelles et Mazenod en 2015, préfacé par Pascal Quignard. Les Saints, aventure spirituelle et représentations est si bien structuré qu’il est impossible de ne pas comprendre, voire retenir les informations sur les représentations de ces saints par les peintres et les noms des musées qui les abritent. On y lit avec bonheur des extraits de textes d’auteurs, comme ceux de Milton, Victor Hugo et Claudel, ou encore Pascal Quignard et Christian Bobin, à côté d’écrits de saints ou de prédicateurs-écrivains.
Pourquoi y a-t-il des saints célèbres comme par exemple sainte Rita, sainte Thérèse de Lisieux, saint Charbel, et d’autres qui sont tombés dans l’oubli comme Maurice d’Agaune, Siméon le Stylite et Apolline?
La popularité d’un saint ou d’une sainte, pour employer le langage médiatique, peut effectivement suivre une courbe ascendante ou descendante, tout comme la représentation artistique, qui suit dans ses grandes lignes la diffusion du culte, car celui-ci détermine les commandes faites aux artistes. Dans l’ensemble, la notoriété d’un saint est aisée à suivre, c’est la désaffection pour lui qui l’est moins et qui, naturellement, est moins documentée. Cependant, le culte de saint Maurice d'Agaune, bien qu'il ne soit pas universellement répandu, est fréquent à l'échelle locale ou régionale en Suisse et en Allemagne.
Le culte des fondateurs d’ordres religieux a pu croître au rythme de l’expansion de leur ordre. On constate que le culte d’un saint peut parfois prospérer grâce à la reconnaissance de ses miracles. Cela ne diminue en rien ses mérites; au contraire, c'est le signe qu'il est efficacement écouté dans son rôle d'intercession auprès du Christ et de la Vierge Marie. Et ce n’est pas dénigrer la foi des fidèles qui l’invoquent car, quoi de plus normal que de solliciter un saint dont on a pu constater l’efficacité? Sainte Rita, par exemple, la fameuse «avocate des causes désespérées», a acquis cette réputation à la suite de ses miracles successifs et ceux constatés sur son tombeau au lendemain de sa mort. Et Mar Charbel est un saint extraordinairement thaumaturge, guérisseur, lui aussi post-mortem: les guérisons se succèdent au fil des décennies et imposent une révérence et une piété sans cesse renouvelées.
Les fidèles ont pour sainte Thérèse de Lisieux une affection profonde, une immense tendresse même, peut-être à cause de sa mort à 24 ans, de sa fragilité de jeune religieuse malade, de sa jeunesse éternelle. Et puis la pureté de son cœur d’enfant transparaît dans toutes ses paroles. Sa pensée semble véritablement illuminée par la grâce. Sans compter «la pluie de roses» qui l’a rendue si populaire: «Après ma mort, je ferai tomber une pluie de roses.» Et encore: «Je veux passer mon Ciel à faire du bien sur la terre jusqu’à la fin du monde.» Je crois qu’on aime Thérèse de l’Enfant Jésus d’un amour à la fois très humain et très spirituel.
Pourquoi retrouve-t-on ce destin tragique et violent chez presque tous les saints et toutes les saintes: mourir crucifié, décapité, brûlé vif, dépecé, au point d’associer la douleur suprême à la sainteté? Est-ce cela la religion chrétienne, une invitation à la souffrance et au calvaire?
Je vois bien que votre question reflète légitimement l’aversion contemporaine pour le dolorisme, le rejet de toute exaltation de la douleur. Cette douleur est-elle stérile ou bien peut-on lui attribuer une valeur morale et spirituelle? Je dirais d’emblée que pour le croyant, chaque instant de souffrance, comme chaque larme de joie, compte jusqu’à la fin des temps et pour l’éternité. La souffrance des saints n’est jamais perdue, il y a un partage des biens spirituels et ce qu’on appelle la «communion des saints». En revanche, la réponse n’est pas la même pour les saints et pour le commun des mortels, même si tout chrétien est en principe appelé à la sainteté et invité à imiter les saints. Concernant la religion chrétienne dans son esprit et les fidèles dans leur ensemble, la réponse est simple: il n’y a nulle part une invitation à la quête de la souffrance pour elle-même.
Effectivement, le martyre, le fait de mourir pour sa foi, caractérise beaucoup de saints célèbres, surtout ceux des premiers siècles, même si tous les saints ne sont pas morts en martyrs. C’est le cas, effectivement, de plusieurs saints contemporains du Christ: les apôtres André et Pierre, crucifiés; l’apôtre Jacques le Majeur, décapité; le diacre Étienne, lapidé; et ce sera le cas, aux IIIe et IVe siècles – notamment sous Dèce et sous Dioclétien, empereurs romains qui ont mené de vastes et redoutables campagnes de persécution contre les chrétiens – de plusieurs «témoins» du Christ comme Laurent, brûlé vif sur un gril; ou Côme et Damien, frères sans doute jumeaux décapités ensemble; ou encore de plusieurs «vierges et martyres» comme Marguerite d’Antioche, décapitée, ou Agnès, égorgée. Et peu importe d’ailleurs qu’ils soient morts en martyrs ou qu’ils aient été achevés ultérieurement par le glaive, comme Cécile, la patronne des musiciens, qui a survécu à son étouffement par la vapeur d’une chaudière, ou Agathe, qui a eu d’abord les seins arrachés ou coupés, ou le fameux Sébastien, d’abord percé de flèches. Ce qui compte, c’est qu’ils ne se soient pas dérobés au témoignage suprême.
Le parcours terrestre des saints n’est pas une partie de plaisir. Le saint le plus symptomatique à cet égard est Saint-Jean de la Croix, qui a connu ce qu’il a appelé la nuit obscure de la souffrance physique et morale, car il a été trahi et torturé par ses frères en religion. Sainte Rita a eu un stigmate au front qui s’est infecté et lui a fait souffrir le martyre. Sainte Thérèse de Lisieux mourut de tuberculose, après deux ans de terribles douleurs. Ces souffrances n’ont pas été recherchées pour elles-mêmes, mais ont été consenties avec une douceur d’âme, un abandon inouï à la volonté de Dieu. D’autres saints ont pratiqué la pénitence volontaire, ont recherché la douleur comme antidote à l’attrait de ce monde et comme imitation du Christ de la Passion. Leurs souffrances sont-elles inhérentes à la sainteté? Théoriquement, non, puisqu’un saint est défini par sa proximité avec Dieu et non par ses souffrances. Cependant, il ou elle y accède en se détachant des biens de ce monde, de ses plaisirs, de ses illusions. Plus ce détachement est radical, plus pure est la contemplation de Dieu seul, et plus grande la proximité avec lui. Du reste, un saint est aussi défini par son exemplarité morale, notamment ses actions vertueuses. Au premier rang de ces actions, se place la charité, et celle-ci est non violente, non douloureuse.
La supplique aux saints ne semble-t-elle pas, d'une certaine manière, se substituer à l'intercession de Jésus-Christ ? Aujourd'hui, lorsqu'on est en détresse, la réaction instinctive est souvent de crier leurs noms et de solliciter leur intervention.
J’ai envie de rappeler le proverbe qui dit: «Mieux vaut s’adresser au bon Dieu qu’à ses saints», comme on dirait: «Je veux parler au directeur, je ne veux plus perdre mon temps avec des sous-fifres»! Mais, plaisanterie mise à part, et avec elle toute l’irrévérence que je ne revendique pas, vous avez raison: c’est l’inverse qui se produit, l’invocation des saints vient en premier à l’esprit des fidèles. Elle est si spontanée et si vivante! Ils nous paraissent si humains, si familiers avec leurs représentations, leur apparence physique traditionnelle, l’écoute qu’ils prodiguent à nos doléances. Pourtant, il ne faut pas oublier que leur pouvoir ne procède pas d’eux. D’ailleurs, ils ne cessent de le clamer à chacun de leurs miracles: c’est Dieu qui agit à travers eux. Leur demander de l’aide, c’est leur demander d’intercéder auprès du Christ, ou auprès de la Vierge! Voilà la sainte ultime, réceptacle de tous les appels à l’aide du monde.
Aujourd’hui en France, là où vous êtes installé, il y a une vague d’athéisme et d’agnosticisme qui ne cesse d’augmenter. Et il n’est pas difficile de relever que l’orientation politique paraît intimement liée à la préservation de la foi et des traditions chrétiennes. Évolution et foi sont-elles incompatibles?
Nullement incompatibles, bien sûr, si par «évolution» vous pensez au progrès technique et aux découvertes scientifiques et biologiques. Mais l’évolution des mentalités et des mœurs, oui, elle menace sérieusement la foi sur le Vieux Continent. On l’observe tous les jours en France. Certains vont même jusqu’à mettre la laïcité au service de leur athéisme, qui est bien sûr légitime, sauf s’il devient dictatorial. En revanche, je voudrais croire que l’orientation politique est à cet égard secondaire, même si l’attachement aux traditions peut conforter l’appartenance à une religion, voire la pratique religieuse. Mais personne ne peut avoir le monopole de l’identité chrétienne ni le monopole de la charité chrétienne. Dieu n’est ni de droite ni de gauche. Mais même cette phrase paraît polémique en France! Alors, je préfère finir sur une pensée plus apaisée. À chaque fois que l’on parle de Dieu, on se voit rétorquer, comme modèle négatif, l’attitude des hommes, des croyants, de certains extrémistes parmi eux, y compris celle de certains hommes d’Église. Cependant, il me semble que la seule chose qui compte, c’est de ne pas jeter Dieu avec l’eau du bain. Image triviale pour une expérience spirituelle qui peut être merveilleuse. Demandez aux saints ce qu’ils en pensent.
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