Le Hezb et les irréconciliables différends 
Il fallait s’égarer dans des élucubrations et s’interdire toute réflexion afin d’avaliser les politiques du Hezbollah, et imaginer la possibilité d’une entente avec une mouvance qui se positionne en surplomb par rapport au reste de l’hypothétique communauté nationale libanaise. Cette mouvance politique s’inscrit, non seulement, à partir d’une extraterritorialité aussi bien juridique que politique qu’elle instrumentalise au profit d’une stratégie de subversion, mais elle se refuse également à toute forme de citoyenneté égalitaire qui rend possible l’échange et la recherche des accommodements en démocratie.De par son positionnement elle se définit, d’ores et déjà, à partir d’une exception idéologique, d’une logique des rapports de force, et d’un opportunisme politique de mauvais alois qui rendent caduque l’idée même d’une démocratie libérale.
Ceci est d’autant plus grave, qu’il est doublé d’un recours banalisé à la violence sous toutes ses formes: terrorisme, assassinat politique, crime organisé comme modes opératoires. Cette normalisation de la délinquance définit un système politique qui contredit, sous tous les rapports, la norme de l’État de droit, de la souveraineté nationale, et de l’ethos libéral et démocratique à partir desquels se définit le régime libanais. Ces hybridations ont donné lieu à des aberrations qui ont rendu possible l’effondrement de la paix civile de manière répétée, battu en brèche la notion d’État, et la possibilité même d’une souveraineté territoriale.
La récapitulation des indicateurs s’étale sur un continuum qui explique la désagrégation des institutions, la mise à mort de la souveraineté nationale, et la prévalence des rapports de force sur toutes notions de constitutionnalité, de consensus démocratique, de modération de principe et de concorde civile. Il n’y a pas de quoi s’étonner, lorsqu’on se rend compte qu’il s’agit d’une politique de subversion qui se structure à partir des prémisses idéologiques et des intérêts géopolitiques du régime iranien, qui remettent en cause la légitimité des États, de l’ordre régional et international, et des rapports de civilité qui doivent régir les relations entre les nations, et favoriser le règlement négocié des conflits. Le Hezbollah étant un des relais majeurs de la politique de subversion qui s’est déployée au travers de l’entreprise révolutionnaire iranienne et de ses enchaînements conflictuels.
La politique du sabotage insidieux de la trame institutionnelle s’est articulée autour d’un héritage lourd de politiques de puissance qui ont a mis à mort la souveraineté nationale libanaise, promu les guerres civiles de 1958 et de 1975, pavé la voie à aux occupations alternées du pays, détruit les socles historiques et anthropologiques, les récits fondateurs, ainsi que les variables démographique, culturelle et religieuse qui ont façonné la géographie humaine. La politique de domination chiite perpétue en fait celles tentées par les mouvances du nationalisme arabe, de l’alliance entre la gauche libanaise et des formations palestiniennes, des condominiums successifs (syrien, saoudien, iranien), des polarités de la guerre froide, et de l’impact de l’islamisme qui tente de se greffer sur les tectoniques d’un ordre régional éclaté.

La crise endémique des institutions libanaises, leur subordination aux politiques de puissance, et la mise en place d’un État prédateur régi par un système de rentes oligarchiques ont détruit l’autonomie morale et juridique de l’État libanais. L’État n’étant plus que le point de recoupement entre des captations de rente, des entreprises de subversion hybrides, qui expliquent l’absence des réformes de gouvernance (financière, économique, juridique, sociale, écologique….) et de responsabilité légale et morale. La politique de domination chiite s’est servie de la patrimonialisation pour mettre la main sur les ressources de l’État, étendre les réseaux clientélistes, et poursuivre la politique d’expropriation à double détente: mainmise sur les biens publics et les titres de propriété appartenant aux non chiites (les chrétiens en particulier), comme préludes au contrôle de l’État et de la société. Le contrôle de l’État central s’effectuant par un double biais, celui des nominations truquées et des élections falsifiées, ou des vides prolongés qui érodent les fondements démocratiques de l’État.
Autrement, le contrôle des fonctions régaliennes de l’État s’est opéré par la mainmise sur le ministère des finances publiques, le blocage et l’infiltration du pouvoir judiciaire, la mise en orbite de l’armée et des services de sécurité, l’annexion du ministère des affaires étrangères, la marginalisation des parlements successifs, et le verrouillage des mécanismes constitutionnels de rotation. L’extraterritorialité politique a permis au Hezbollah de se positionner en pouvoir alternatif, en négociant les accords énergétiques de manière tacite avec l’État israélien, en  remettant en question les accords et les résolutions de l’ONU (armistice de 1949, les résolutions 1701, 1559, 2436, 2518, 2589), en en modulant l’usage au gré des intérêts de circonstance, et des priorités de la stratégie de subversion. La remise en question de la résolution 1701, le retour au statu quo antérieur à l’accord d’armistice de 1949, la réactivation et la manipulation des guerres civiles inter-palestiniennes, la mobilisation des mouvances palestiniennes extrémistes, faisant partie d’un schéma de déstabilisation mis en œuvre de manière discrétionnaire. Les aléas sécuritaires et stratégiques de cette politique ont été éprouvés tout au long de six longues décennies et leurs effets délétères ne sont plus à démontrer.
La question ultime qui se pose est celle de la possibilité d’une Minima Moralia qui permette aux libanais de réfléchir sur les réalités d’un pays entièrement saccagé, comme l’a si bien suggéré Theodor Adorno*, et d‘imaginer une alternative autre que celle des rapports de force, de la violence et de la mort donnée et subie. Les réalités stratégiques de la guerre de Gaza nous renvoient à une trame stratégique commune, aux aléas d’une politique iranienne de déstabilisation dans une région qui a perdu ses repères géopolitiques et normatifs au profit des friches de plus en plus étendues où le nihilisme fait loi.
*Minima Moralia, Reflexionen aus dem beschädigten Leben/ Reflections from Damaged life, Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1951.
Commentaires
  • Aucun commentaire