Le Haut-Karabakh est vidé de sa population arménienne; 120.000 réfugiés sur les routes du non-retour! Le monde occidental, dispensateur de leçons de morale, détourne pudiquement les yeux. Mais, au fait, qu’y pouvait-il sinon déplorer les conditions de l’exode programmé et fournir assistance et kits de survie? (1)
Ce désastre humain, l’arrachement d’une population à sa terre et à son histoire, est d’après les politologues l’aboutissement naturel d’une politique des nationalités engagée à partir du XIXe siècle, et qui a poussé à établir des États-nations fondés sur le principe d’unités ethniques, religieuses ou linguistiques.
Un seul cri retentit: on ne peut vivre ensemble: «Personne ne croit en la possibilité de cohabitation des deux communautés. Ni les Arméniens, ni les Azéris ne sont préparés à cette option», estime Bayram Balci, chercheur en sciences politiques en France (2).
Puisons dans l’histoire…
En Castille, dans les années 1501-1502, et puis en 1526 en Aragon, les musulmans d’Espagne furent contraints de choisir, Reconquista oblige, entre conversion et bannissement. Le même choix avait été imposé aux juifs en 1492. Si, dans leur grande majorité, ces derniers avaient choisi l’exil, nombreux furent en revanche les musulmans qui se laissèrent convertir, du moins en apparence. Mais comme cela ne suffisait pas, et que ces «morisques», comme on les dénommait, demeuraient suspects aux yeux des autorités, le roi Philippe III décida dès 1609 de les expulser. On dépêchait en fait des centaines de milliers de baptisés dans le Maghreb musulman, où ceux-ci allaient devoir apostasier encore une fois.
Le déplacement de population en vue d’assurer l’unité sociologique d’un pays était pratique courante même si répréhensible. Et cette intolérance religieuse ne semble pas être une exclusivité espagnole, puisqu’en révoquant l’édit de Nantes, Louis XIV astreignit plus de 300.000 protestants à quitter la France pour se réfugier à Berlin, Genève, Londres ou Amsterdam.
Plus près de nous, la «mübadele»
Pour construire des entités nationales viables, dans la foulée de la guerre gréco-turque (1919-1922), comme pour délimiter les frontières, le traité de Lausanne a mis en branle un phénomène d’une ampleur exceptionnelle que les Turcs désignent sous le terme de mübadele: «Plus d’un million de grecs-orthodoxes nés en Turquie et un demi-million de musulmans nés en Grèce ont été arrachés à leurs terres où ils vivaient depuis des générations, et réinstallés au-delà des frontières. Sans en avoir le choix, ils ont perdu leur citoyenneté du jour au lendemain pour être assimilés au pays voisin, car la religion a été le critère pour déterminer qui était ‘grec’ ou ‘turc’. Ainsi, les chrétiens turcophones et les musulmans hellénophones ont été installés dans un nouveau pays où ils étaient souvent incapables de communiquer avec leurs compatriotes… Cette catégorisation repose sur l’idée que les chrétiens et les musulmans ne peuvent pas vivre ensemble.» (3)
Qui sait?
La VIe flotte à destination du Canada…
Déplacement volontaire ou forcé, nettoyage ethnique, liquidation physique, ethnocide, menaces et intimidations, comment échapper au jeu des nations? Des populations mitoyennes qui ne se métissent pas devraient se séparer à l’amiable ou non, comme à Chypre. Subsister côte à côte, dans l’hostilité et la méfiance, les condamneraient à vivre l’apartheid, régime où il y aurait deux catégories de citoyens, comme on peut le supposer en Israël où les Palestiniens sont brimés au quotidien. Il y a aussi une formule libanaise, celle de la cohabitation (al-taʻayoch); elle a cependant fait son temps. On peut le regretter, mais ce fut une grande illusion et ne pouvait prétendre à la perpétuité.
Le rêve ou miracle libanais a chaviré depuis que s’est propagée en 1976 une rumeur, fondée ou non, d’après laquelle Dean Brown, l’émissaire américain, aurait proposé au président Frangieh d’évacuer les chrétiens libanais à bord des bâtiments de la VIe flotte à destination du Canada où des tentes les attendaient (4). Après tout, qui ne se souvient des propos d’Abou Iyad (Salah Khalaf), qui déclarait en mai 1976 lors d’un meeting: «On demande pourquoi nous combattons à Aïntoura, Sannin et Oyoun el-Simane, dans ces montagnes éloignées de la Palestine. Je réponds en toute bonne foi que la route de la Palestine ne peut que passer par Aïntoura et Oyoun el-Simane. Même, il est inévitable qu’elle arrive à Jounieh….» (5)
Dans les faits, seule la résistance armée a empêché cet histrion de parvenir à ses fins et d’assouvir ses rêves de gloire, cette même résistance qui, de nos jours, a manqué aux troupes du Nagorno-Karabakh. L’enclave arménienne existerait encore si les moyens lui avaient été donnés pour se défendre.
En bref, dans les États nés des empires liquidés, qu’ils soient austro-hongrois, ottoman ou soviétique, seule la dissuasion militaire est garante de la survie des populations minoritaires. Ces dernières se doivent de développer, et dans la clandestinité, des capacités défensives. Tant la force prime sur le droit, face au Hezbollah, on ne peut baisser la garde!
Youssef Mouawad
yousmoua47@gmail.com
1- Le 29 septembre, l’enclave arménienne du Nagorny Karabakh s’était vidée de ses habitants. L’ONU a annoncé l’envoi d’une mission pour évaluer les besoins humanitaires.
2- Cf. Malo Pinatel, «Karabakh: Entente pour la mise en place d’une mission de l’ONU», Ici Beyrouth, 29 septembre 2023.
3- Lara Villalon, «Turquie-Grèce. L’échange de populations ou la construction forcée d’une identité nationale», Orient XXI, 30 septembre 2023.
4- Henry Laurens, La Question de Palestine, Le rameau d’olivier et le fusil du combattant, tome IV, p. 546.
5- Ibid.
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