Israël, une société fracturée (1/2) : religieux contre laïcs

 
Depuis le début de l’année, Israël est secoué par des manifestations de masse visant à protester contre une réforme institutionnelle que l’actuel gouvernement de droite et d’extrême-droite a fait adopter en juillet. Ce mouvement, d’une ampleur inégalée depuis 1948, témoigne de l’approfondissement de nombreuses fractures qui divisent la société israélienne.
Pour ses opposants, c’était une véritable tentative de «coup d’État» : sept jours seulement après sa nomination, l’indéboulonnable Benjamin Netanyahu et sa coalition d’ultra-nationalistes ont présenté un projet de réforme institutionnelle dont le principal objet consistait à retirer tout pouvoir réel à la Cour Suprême. Sous la pression de la rue, le gouvernement israélien avait dû suspendre son projet de loi et M. Netanyahu assurait que ses «clauses les plus controversées» ne verraient pas le jour.
Malgré la reprise de la contestation populaire, un projet de loi légèrement amendé a été adopté le 24 juillet. De facto, cette réforme limite la possibilité pour le seul contre-pouvoir israélien d’invalider une mesure votée par le Parlement, entièrement contrôlé par les partenaires de M. Netanyahu.
Il faut dire que le Parlement israélien n’a jamais été aussi à droite: autour du Likoud, le grand parti nationaliste de M. Netanyahu, on retrouve les deux partis ultra-religieux, Shas et Judaïsme unifié de la Torah, représentant respectivement les mizra’him (juifs séfarades d’Afrique du Nord et juifs orientaux) et ashkénazes (juifs d’Europe de l’Est) ; le parti Noam, principalement dédié à la haine des homosexuels ; et les deux partis suprémacistes juifs, vigoureusement anti-arabes, Force juive et le Parti sioniste religieux. Si les six partis n’ont obtenu ensemble que 48,38% des voix, le jeu électoral leur a permis de remporter une courte majorité de sièges. Face à eux, une alliance de circonstance hétéroclite réunit sionistes et partis arabes, droite modérée et gauche radicale, unis dans leur opposition au gouvernement le plus extrémiste qu’ait connu Israël.
Un Parlement divisé à l’image de sa société: Ashkénazes contre Mizra’him, laïcs contre religieux, pro-démocratie contre partisans d’un régime autoritaire, pro-paix contre ultra-sionistes fanatisés, juifs contre Arabes israéliens. Des fractures profondes qui, pour être comprises, nécessitent de revenir sur l’histoire du peuple juif et du mouvement sioniste.
Foyer national plutôt qu’un État
Le sionisme originel de Theodor Herzl ne prévoyait pas nécessairement la création d’un État juif mais plutôt l’établissement d’un « foyer national juif», un territoire où les Juifs, peuple sans terre régulièrement persécuté, pourraient se regrouper et vivre en sécurité. Dans son discours proclamant unilatéralement l’indépendance d’Israël le 14 mai 1948, David Ben Gourion déclare que le nouvel État sera à la fois «juif» et «démocratique». Si la conjonction de ces deux qualificatifs peut, de premier abord, paraitre anodine, elle place d’office Israël face à une contradiction: comment à la fois assurer son caractère juif tout en garantissant les mêmes droits, notamment politiques, et le même statut aux habitants d’une Palestine historiquement multi-ethnique et multi-confessionnelle, majoritairement non-juif en 1948 ?
C’est dans ce péché originel que se situent non seulement les racines du conflit israélo-arabe, la Nakba et l’institutionnalisation des discriminations dont sont victimes les Palestiniens, mais également l’origine des fractures politiques propres aux Israéliens juifs. Comme l’explique Alain Rozenkier, sociologue français militant pour la paix, «certains Israéliens reprochent à l’État d’être trop juif et pas assez démocratique, d’autres d’être trop démocratique et pas assez juif» : les citoyens attachés à l’État de droit et à la présence de contre-pouvoirs s’opposent ainsi à ceux qui souhaitent l’avènement d’un régime fort, élu par le peuple mais sans contre-pouvoirs, voire, pour les plus radicaux, l’établissement d’une théocratie.
Des compromis aux ultra-orthodoxes

Les fondateurs de l’État d’Israël se situaient à la gauche de l’échiquier politique et étaient profondément attachés à la laïcité. Bien que leur positionnement ait été largement majoritaire au sein de la population juive en 1948, ils ont choisi de faire des compromis avec la minorité ultra-orthodoxe. «La volonté de Ben Gourion était de ne pas créer une rupture», rappelle Alain Rozenkier : en conséquence, «on a exempté les religieux de rejoindre l’armée, on a financé leurs écoles religieuses». Des écoles où Israël «n’a pas son mot à dire sur les programmes, où les maths et l’anglais ne sont pas étudiés, mais seulement des cours de religion : dans ces conditions, comment s’intégrer à une société moderne? »
Pendant plusieurs décennies, ces concessions accordées aux ultra-orthodoxes n’ont pas posé problème aux vues de leur faible importance démographique. Il en est tout autrement aujourd’hui : avec un taux de natalité de 6,7 enfants par femme, ils sont passés de 4 à 12 % de la population et devraient a priori représenter un Israélien sur trois en 2060. D’autant que, suivant à la lettre les consignes de leurs rabbins, ils votent comme un seul homme aux élections, ce qui renforce leur poids politique face à des laïcs divisés, de plus en plus abstentionnistes, comme dans les autres sociétés occidentales.
Les «vrais juifs»
Pour Marta Teitelbaum, journaliste ayant longtemps été correspondante à Jérusalem, «il y a un ressentiment de la part des laïcs qui ont l’impression de payer pour les religieux sans qu’ils ne rendent rien en retour : ils ne vont pas à l’armée, ils ne contribuent pas à la vie économique». Ce ressentiment est exacerbé par le fait qu’une partie d’entre eux s’emploie à pourrir méthodiquement la vie des laïcs : dans de nombreuses villes, toute vie économique est proscrite le jour du shabbat; sans aucun cadre légal, des groupes d’ultra-orthodoxes viennent fermer les boutiques des récalcitrants, y compris non-juifs.
Pour satisfaire cette minorité, aucune Constitution n’a été adoptée en 1948 «parce que la rédaction d’une Constitution aurait nécessité de définir un certain nombre de concepts, notamment qu’est-ce qu’être juif», explique Alain Rozenkier. Or pour les ultra-orthodoxes, eux seuls sont les «vrais juifs» : «Les fondateurs d’Israël ont donc préféré maintenir le statu quo».
En conséquence, la Cour suprême a dû rendre des jugements en se fondant sur des droits fondamentaux qui n’ont jamais été entérinés constitutionnellement. Ainsi, ce qui était initialement une concession de la majorité envers la minorité est aujourd’hui utilisé par la minorité aux dépens de la majorité: «Quelle est la légitimé d’une Cour suprême s’il n’y a même pas de Constitution», font aujourd’hui mine de s’interroger ses détracteurs. Qu’importent les droits fondamentaux: pour les plus radicaux, seule la loi juive doit faire autorité.
Une minorité antisioniste
Si les partis ultra-religieux formant l’alliance avec le Likoud prônent la mise en place d’un régime non libéral et la mise hors service de la Cour suprême, on ne peut simplement réduire l’opposition entre démocrates et partisans d’un régime autoritaire à la division entre laïcs et religieux. «Il y a des religieux qui participent aux manifestations, dont certains qui ont voté pour Netanyahu», rappelle Martha Teitelbaum. De même, bien que la majorité d’entre eux prône l’annexion des territoires occupés et l’établissement d’un grand-Israël, une minorité d’ultra-orthodoxes, les Neturei Karta, va jusqu’à se proclamer antisioniste et à soutenir activement la cause du peuple palestinien.
L’inversion du rapport de force politique en faveur du camp réactionnaire est souvent attribuée à l’augmentation de la proportion de Juifs sépharades, réputés plus religieux et favorables à la droite. Pourtant, l’importance du parti ashkénaze Judaïsme unifié de la Torah et la présence significative de juifs séfarades dans les rangs de l’opposition montre bien que la division politique ne se calque pas sur les divisions ethnico-culturelles. Il n’en reste pas moins que celles-ci sont réelles et elles contribuent aussi à la fracturation de la société israélienne.
Prochain article: Des clivages ethniques instrumentalisés
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