Traîtres: nouvelle histoire de l’infamie
«On n’est trahi que par les siens Cet adage, sous forme de pléonasme, résume à lui seul le paradoxe de l’acte qui se veut être le comble de l’ignominie. Dans notre société judéo-chrétienne, il trouve son paroxysme dans les trente deniers que Judas accepte pour le prix de sa félonie. Pour autant, a-t-il vraiment trahi? En tout cas, pour soulager l’âme collective, il s’est livré lui-même à la suprême sanction.

Afin de cerner la personnalité du traître à travers l’histoire, Franck Favier et Vincent Haegele ont recruté un aréopage d’historiens qui vont nous dévoiler, chacun à son tour et dans un ordre chronologique, la complexité et les circonstances du passage à l’acte de ceux que l’on adore détester. Mais, au travers de ces biographies taillées à coups de serpe, on incite le lecteur à appréhender ce sujet révoltant sous la forme de multiples questionnements.

Qu’est-ce que trahir?

Pour faire simple et pour se réserver une part tranquille dans sa conscience, le lecteur pourrait énoncer des faits que sa morale réprouve et qui restent d’autant plus exécrables qu’ils se sont déjà déroulés… et sans nous! Trahir est donc assimilé au reniement de la parole donnée, à la désertion et, pire encore, au passage à l’ennemi.

Qui trahit?

Cette question, que l’on pourrait poser autrement, «Qu’est-ce qu’un traître?», impose un statut à celui qui commet ou va commettre le geste. Les divers adjectifs qui l’accompagnent en font pour la postérité l’exemple à ne pas suivre et dont on va stigmatiser l’action. Renégat, déloyal, félon, sont autant de synonymes qui marquent au fer rouge le coupable.

Pourquoi trahit-on?

Le sujet est vaste et excellemment détaillé dans l’ouvrage. On peut trahir par vénalité. En effet, l’argent, surtout lorsqu’on en dépense trop, s’avère être un facteur essentiel, mais il est loin d’être le seul. La conviction de se placer du côté du droit, la peur de se retrouver dans le camp perdant et soumis à des représailles, l’amour, la vengeance, la lassitude et, pourquoi ne pas l’évoquer, le vice. Cependant, certains «traîtres» ont été contraints à la traîtrise. En effet, doit-on placer dans cette catégorie les résistants férocement torturés et dont tout le courage n’a pas suffi à les faire taire?

Ces nombreuses interrogations incitent les narrateurs à fouiller profondément dans les méandres d’un sujet que l’on juge répugnant a priori. L’histoire s’est déjà attachée, par des écrits implacables, à séparer le bien du mal, dans un manichéisme bien-pensant, prompt à couvrir d’un voile de crêpe sombre les actions que nous aurions peut-être commises nous-mêmes si la situation, toujours délicate à ces occasions, s’était présentée brutalement à nous.

De plus, il est piquant de réfléchir à un contexte particulièrement prégnant: les traîtres se situent toujours du mauvais côté de la barrière entre l’honneur et la perfidie. En réalité, il est intéressant de gratter la surface de ce phénomène pour s’apercevoir que tout n’est pas si limpide.
Prenons quelques exemples de «traîtres»:

  • En juin 1940, le général de Gaulle rejoint Londres et demande aux Français de venir près de lui pour continuer la lutte. Il est condamné à mort en France!


  • En 1814, le maréchal Marmont, à la tête d’une armée qui doit défendre Paris contre les Alliés, négocie avec ces derniers un cessez-le-feu permettant d’épargner des milliers de vies humaines et la destruction quasi certaine de la capitale. Rappelons qu’un jusqu’au-boutisme de sa part ne sauverait en aucun cas la situation de la France.

  • Charles III, connétable de Bourbon, plus fidèle soutien de François Premier et meilleur militaire de son temps, subit avanies et mépris de la part de la mère du roi, qui veut le perdre aux yeux du souverain. Entouré d’ennemis titillés par Louise de Savoie, sentant sa disgrâce proche avec ce que cela comporte en espérance de vie, il offre ses services à Charles Quint.


A contrario, il est quelquefois judicieux de se placer du côté des vainqueurs afin que son méfait ne soit pas reconnu comme tel:

  • Le maréchal Bernadotte, devenu roi de Suède, n’hésite pas, malgré tout ce qu’il lui doit, à envoyer ses troupes contre Napoléon et ses anciens frères d’armes en 1813, contribuant ainsi à la défaite des armées impériales et, par là même, à se placer dans le camp des vainqueurs.

  • En 1600, à la bataille de Sekigahara au Japon, le seigneur Kobayakawa, ennemi de Tokugawa Ieyasu, retourne sa veste au plus fort de la lutte. Sa décision offre la victoire au futur shogun, qui s’empresse de féliciter le félon et de le compter désormais parmi les siens.


Dépassant le cadre de ce qui précède, certains acteurs, ignominieux entre tous, n’ont pas forcément l’impression de trahir, persuadés que leur attitude exécrable va dans le sens de l’histoire, en tout cas de leur histoire. Ainsi, le ténébreux Quisling offre la Norvège aux hordes nazies, dans le but de l’associer au Reich qui devait durer mille ans, cautionnant les effroyables exactions des Allemands, maudissant l’héroïsme des résistants. Il est abasourdi d’être condamné à mort et exécuté par ses compatriotes, alors qu’il croyait dur comme fer servir les intérêts de son pays. Son nom est désormais synonyme de traître en Scandinavie.

L’action de trahir trouve son apogée dans certains régimes totalitaires où son acception est galvaudée à son plus haut niveau. En effet, qui n’a pas lu ou entendu des récits de procès à l’issue absolument scandaleuse, où un diplomate n’a pas donné la preuve d’un grand discernement, ou un chef de guerre n’est pas revenu vainqueur d’un duel avec l’ennemi? La Révolution française, dans sa phase la plus abjecte – la Terreur –, a envoyé à l’échafaud nombre de brillants généraux, victimes d’une défaite contre des troupes supérieures en nombre, ayant effectué un repli tactique ou simplement d’avoir été attentiste sur le champ de bataille. L’acte d’accusation, toujours identique, est inique: «trahison»!

Plus près de nous, les régimes communistes, soviétiques, chinois ou khmers ne se sont pas embarrassés à chercher des puces à ceux qu’ils voulaient faire disparaître. Il suffisait de dire qu’ils étaient coupables de trahison!

Pour conclure sur ce sujet difficile, mais tellement important, les auteurs de cet ouvrage ont le mérite, en nous livrant des exemples concrets, connus ou pas, de nous montrer du doigt de l’accusation les méfaits de mots indûment utilisés et prononcés. Lorsqu’on accuse quelqu’un de «traître», il faut tourner sept fois sa langue dans sa bouche, car c’est la seule chose que retiendront ceux qui entendent ce mot. En revanche, pour réhabiliter celui qui porte ce fardeau injuste, la tâche devient impossible. Gardons-nous d’accuser sans savoir!

Renaud Martinez

Traîtres: nouvelle histoire de l’infamie, ouvrage collectif, Passés composés, 2023, 269 p.
Cet article a été originalement publié sur le site Mare Nostrum.

 
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