L’avenir du film Barbie, qui caracole en tête du box-office mondial depuis trois semaines, est des plus incertains au Liban. Dans un communiqué publié mercredi, le ministre sortant de la Culture, Mohammad Mortada, a demandé à la Sûreté générale de «prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher sa diffusion», après avoir décalé sa sortie dans les salles de cinéma à trois reprises.
Selon le communiqué, le film contredirait les «valeurs morales et religieuses bien établies au Liban, à travers la promotion de l’homosexualité et du changement de sexe». De même, il accuse le film de «tourner en ridicule le rôle de la mère, de rejeter la tutelle du père sur son foyer et de présenter le mariage et la fondation d’une famille comme des obstacles à l’épanouissement personnel».
Pour autant, le couperet de la censure n’est pas encore tombé: seule la Sûreté générale est en mesure de prendre une décision définitive à ce sujet.
Barbie, sorti le 20 juillet dernier, est le deuxième film le plus rentable de l’année après Super Mario Bros: le film. Ses recettes au box-office ont dépassé le milliard de dollars lundi, une première pour un film réalisé par une femme, Greta Gerwig. Si le blockbuster met en vedette plusieurs acteurs revendiquant ouvertement leur homosexualité, comme Kate McKinnon, Alexandra Shipp, Scott Evans, ainsi qu’une actrice transgenre, Hari Nef, il ne contient pas de scènes traitant ouvertement de cette question.
Avec son script et ses produits dérivés jugés antipatriarcat, il s’est attiré les foudres de plusieurs pays de la région, dont l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis et l’Égypte. Mais, à l’inverse du Liban, ils ont fini par approuver la diffusion du film, qui sortira dans les salles émiraties et saoudiennes le 10 août, tandis que les spectateurs égyptiens devront attendre le 30 de ce mois. Le Koweït, lui, a décidé d'interdire"Barbie" à l'instar du Liban, pour "atteinte à la morale publique".
«Une censure arbitraire et inacceptable»
Pour Jad Shahrour, chargé de communication à la fondation Samir Kassir, cette décision s’inscrit dans une longue histoire de censure arbitraire par l’État libanais. «Cette censure est inacceptable dans une démocratie digne de ce nom, puisque c’est au citoyen de décider s’il veut regarder un film, pas à l’État», explique-t-il à Ici Beyrouth.
«Il est étrange que le Hezbollah et ses ministres affiliés, comme le ministre de la Culture, s’en prennent soudain aux droits des personnes LGBTQIA+ alors qu’il y a bien d’autres priorités dans le pays», ajoute M. Shahrour, considérant que ce communiqué relève du «discours de haine», ainsi que «d’une atteinte flagrante à la liberté d’expression».
Interrogé par Ici Beyrouth, le ministre sortant de la Culture Abbas Mortada a tenu à justifier sa décision, estimant qu’il est du devoir du ministère d’«alerter le citoyen sur le contenu cinématographique étranger qui constitue une atteinte aux valeurs religieuses et traditionnelles, sans lesquelles la société s’effondrerait».
«La liberté doit avoir pour but de garantir à tous les hommes la dignité, non d’attaquer les valeurs morales qui sont le socle de la société», affirme-t-il, confiant que la Sûreté générale «fera le nécessaire» pour bannir le film des salles libanaises.
La décision de censurer Barbie, si elle se confirme, occasionnera des pertes financières importantes pour les salles de cinéma et distributeurs, dont certains avaient déjà acheté les droits de diffusion au Liban. Néanmoins, le ministre a estimé que «les dommages que subira la société si le film est diffusé seront bien plus importants que les pertes financières de l’industrie cinématographique».
Mardi dernier, les ministres rassemblés à Dimane avaient appelé les institutions médiatiques et éducatives à rejeter les discours portant atteinte aux valeurs religieuses et morales basées sur l’institution de la famille. La demande de censurer le film Barbie s’inscrit, pour le ministre, dans le cadre de cette déclaration.
Une censure de plus en plus impitoyable
Le Liban n’en est pas à son premier coup dans le domaine. En juin dernier, le film Spider-Man: à travers le Spider-Verse avait été banni des salles en raison de la brève apparition d’un drapeau arc-en-ciel, tandis qu’en 2022, le film Buzz l’Éclair avait été censuré en raison d’une scène de baiser lesbien. Même sentence pour Scream VI, sorti la même année, qui a été accusé de promouvoir la dépravation et l’immoralité.
Selon la loi libanaise, les distributeurs doivent obtenir une licence de production attribuée par la Sûreté générale avant de pouvoir diffuser les films. Pour les œuvres les plus importantes ou controversées, la décision revient au comité de censure, composé de plusieurs délégués ministériels. Ceux-ci émettent alors une recommandation de diffusion ou de censure du film, qui est ensuite transmise au ministère de l’Intérieur.
Selon un ancien responsable du département de la censure à la Sûreté générale ayant requis l’anonymat, un film est interdit le plus souvent parce qu’il peut représenter une atteinte à l’ordre public. «Le Liban est un pays où la société est conservatrice. Un film allant à l’encontre des valeurs morales risque donc de susciter la colère de nombreuses personnes qui ne désirent pas que leurs enfants soient exposés à un tel contenu», explique-t-il à Ici Beyrouth.
Il ajoute que le pluralisme confessionnel rend ardu le travail de censure, car ce qui peut être accepté par un public d’une confession donnée ne le sera pas par une autre. «Mais c’était plus simple il y a quelques années. Nous ne nous attardions pas sur des scènes de sexe ou de baiser, mais plutôt sur celles qui attaquaient directement la religion», admet-il.
Le système de censure, jugé arbitraire et dirigé par une institution qui n’a aucune compétence en matière culturelle, a été pointé du doigt par de nombreux acteurs de la société civile et même à l’intérieur de la Sûreté générale – certains de ses agents estimant qu’elle n’a pas à gérer un tel sujet.
En mars dernier, la fondation Samir Kassir avait soumis un courrier à plus de 120 députés, leur demandant expressément de remplacer l’organisation actuelle par une cellule du ministère de la Culture, qui classifierait les films selon l’âge du public autorisé à le visionner.
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