A l’occasion de la commémoration du crime d’urbicide sur le port de Beyrouth du 4 août 2020, le programme à succès de Marcel Ghanem, diffusé par la MTV ce jeudi 3 août 2023, a renoué avec la quintessence de la tragédie grecque. Ce qui est habituellement un show télévisuel, ordonnancé souvent en combats de coqs prolongeant la guerre civile libanaise, s’est révélé ce soir-là porteur de tous les ingrédients d’une tragédie grecque que Christian Meier définit comme «un art du politique qui en révèle tous les aspects afin de lui donner un ordre et un sens». Les téléspectateurs ont pu vivre des moments qui ne sont pas sans rappeler l’impasse tragique, sans issue aucune, dans laquelle sont piégés les héros d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide.
Alexandra Najjar icône de Beyrouth
Tout téléspectateur, possédant un minimum de culture, relativement indifférent au charme des vidéos Tik-Tok, des Instagram-réels ou des Facebook-stories, a pu se rendre compte, en cette soirée du 3 août 2023, combien le show à succès de Marcel Ghanem a pu jouer le même rôle que la tragédie grecque dans l’Antiquité. Sans vraiment le vouloir, l’émission a quelque peu rappelé la scène du théâtre d’Épidaure. Divertir et éduquer, tel était le but de la tragédie grecque sous la démocratie athénienne. Divertir et édifier, telle fut l’atmosphère générale de l’émission de M. Ghanem du 3 août 2023. C’est par un tel jeu de renversements que la tragédie traite, obliquement, de la cité qu’elle donne en spectacle. Ce faisant, elle fait vivre «le» politique sur scène, tout en prenant une distance suffisante avec «la» politique quotidienne. Marcel Ghanem n’avait invité aucun des coqs de combat de la guerre civile permanente, ni aucun de ces représentants des partis politiques qui viennent délivrer le message partisan et sectaire de leurs maîtres. Rien de tout ce folklore, dont sont férus les téléspectateurs libanais. Sur le plateau, il y avait des citoyens ordinaires, parents de victimes de l’apocalypse de 2020. «Le» politique était là, à sa racine même, sans les masques mensongers de «la» politique. Des femmes et des hommes qui souffrent et qui ont exprimé leur douleur sans violence, sans imprécations. La douleur se laissait voir et entendre presque calmement. Les larmes du deuil coulaient comme une eau de jouvence qui rafraîchit l’âme en peine.
Le plus frappant, ce fut la frustration de justice qui revenait comme un leitmotiv, telle une longue complainte lancinante. Bien sûr qu’il y avait un désir de revanche légitime, celui de la vengeance d’avant la Justice légale et juridique : «Je leur souhaite de souffrir, de connaître la douleur qui m’étreint» dit cette mère inconsolée.
Chaque plainte, chaque mot, chaque soupir avaient l’accent des grandes tragédies. Les participants sur le plateau répétaient presque les mêmes complaintes que les vers d’Euripide dans «Les Suppliantes» :
- Infortunée, ce qui me reste, ce sont mes larmes
- Les tristes monuments que je conserve de mon fils, ce sont […] les offrandes qu'on fait aux morts
- Dès le matin, réveillée par la douleur, j'arroserai mon voile de mes larmes.
Mais pour certains, les offrandes aux morts demeurent impossibles : «J’ai honte de revoir mon fils. Je ne peux pas lui offrir la Justice qu’il réclame» dit cette mère en parlant de la justice morale transcendante et non de la justice légale contingente. Et ce père éploré qui s’écrie : «Je ne mourrai pas avant d’obtenir Justice mais pas n’importe laquelle. Je ne veux pas d’une justice importée de l’étranger. Je réclame la justice de chez nous». Ce citoyen ordinaire en larmes, exprimait ainsi une vérité de toujours, une vérité qui jaillit au milieu du désordre de la cité. La justice comme morale transcendante se laisse appréhender par la justice légale des hommes, mais des hommes du pays et non d’un autre. C’est cela une patrie et un État souverain. D’autres parents de victimes, en dépit de leur douleur, nous ont parlé de leurs projets d’avenir : mariage, fonder une famille etc.
Sur ce plateau de télévision, nous avons vécu un moment unique. Dans la cité libanaise, au milieu du chaos, du désordre, des lamentations, des violences meurtrières, le destin implacable pousse les gens simples, tel le pieux Énée de Virgile, à métamorphoser leur tragédie en histoire. C’est cela «le» politique ou vivre-ensemble en un lieu précis, à l’ombre du Droit et de la Loi. Rien ne change mais tout devient différent, grâce au politique.
«Nos enfants ne vont pas nous revenir, mais nous voulons au moins leur offrir la Justice qui apaise les tourments». Tel est le souhait que le chœur des invités de Marcel Ghanem a exprimé, loin des mensonges politiciens.
C’est Héraclite qui disait: «S'il n'y avait pas d'injustice, on ignorerait jusqu'au nom de la justice». L'idéal de justice est le refus du chaos social que définit l’état d'injustice. Les invités de Marcel Ghanem n’ont rien dit d’autre. Ils n’ont pas hurlé, ils n’ont pas crié, ils n’ont pas brûlé le studio. Ils ont exprimé en toute simplicité, sans le savoir, la vérité humaine du politique et de son offrande par excellence : la Justice.
L’esthétique tragique est une dimension fondamentale de la vie politique. C’est par l’impasse tragique que se révèle le secret le mieux gardé de la vie politique: son dialogue si difficile avec la transcendance. Dans l’Orestie, Eschyle nous montre Oreste poursuivi par les Furies déchaînées, souhaitant venger le meurtre de sa mère Clytemnestre qu’il venait de commettre. La déesse Athéna intervient alors, à la demande d'Apollon, et confie le jugement d’Oreste à un tribunal qu’elle crée elle-même, l’Aréopage. Ce dernier prononce l’acquittement à la majorité des juges. Les Furies n’ont plus de raison de se venger. Elles se métamorphosent et deviennent les Bienveillantes, les protectrices de la démocratie.
L’émission de Marcel Ghanem du 3 août 2023 a permis, au-delà du spectacle de divertissement, d’entrevoir que le Liban ne manque de rien pour transfigurer son impasse tragique. La Cité est là, avec sa Constitution et son droit que la loi protège. Mais le pays demeure ravagé car les Furies, hagardes et féroces, ne peuvent satisfaire leur insatiable désir de violence. Au Liban, on ne laisse pas intervenir la sage et harmonieuse Athéna; et on interdit à tout Aréopage de juger.
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