Confessionnalisme politique et discrimination positive
Notre système confessionnel, qui consiste à partager le gâteau entre communautés, est le pire des systèmes. Il faut bien se résoudre à l’admettre. Néanmoins, pour corriger les injustices sociales, certains pays ont eu recours, faute de mieux, à une politique de discrimination positive ou «affirmative action». Songeons aux bénéfices qu’en ont tiré les Afro-Américains aux États-Unis. Et si ledit système confessionnel, si honni chez nous, n’était qu’une forme élaborée de cette discrimination positive?

Comme il est aisé de mettre toute la faute sur notre régime confessionnel désuet! Mais oui, bien sûr, il a toujours été à la base de la corruption, du clientélisme et des guerres sectaires. Instaurons la laïcité et les écuries d’Augias seraient nettoyées en un tour de main.
Nos voisins syriens n’arrêtaient pas de nous reprocher notre modèle archaïque de partage du gâteau entre communautés. Ils pouvaient nous seriner, parce que chez eux, voyez-vous, on ne faisait pas de différence entre citoyens. Sunnites, alaouites, druzes, ismaéliens et chrétiens étaient évalués à l’aune du mérite. À les entendre discourir, talents et capacités départageaient, sous les régimes Assad père et fils, les candidats aux postes à pourvoir dans l’administration. Et principalement dans l’armée et les moukhabarat (1).
Et puis soudain, à partir de 2011, nos laïcistes, à la sauce baassiste, se sont tus. Leur guerre civile avait révélé le mensonge grossier et cousu de fil blanc sur lequel leur État était fondé, de même qu’elle avait donné libre cours aux instincts confessionnels les plus primaires de hordes ensauvagées!
La discrimination positive pour améliorer le sort des minoritaires.
Discrimination positive et «affirmative action»
Pour corriger les injustices sociales, certains pays, et des plus évolués comme les États-Unis, ont eu recours, faute de mieux, à une politique de discrimination positive ou affirmative action. Cette dernière consiste à traiter de manière préférentielle certaines catégories de la population, dans l’idée d’améliorer les chances d’avancement social de ses membres. Que faire autrement pour avantager des personnes défavorisées au départ (2)? Certes, accorder certaines fonctions aux «laissés-pour-compte» plutôt qu’à d’autres, c’est enfreindre le sacrosaint principe d’égalité. Mais il n’empêche que l’on peut valablement s’attarder sur le sort de groupes historiquement marginalisés, pour corriger les injustices sociales, le cas des Afro-Américains étant l’exemple-type (3).
Alors pourquoi ne pas considérer le régime confessionnel libanais comme une forme plutôt élaborée de ladite discrimination positive? Ce régime a ses titres de noblesse et ses racines historiques; il n’est pas le fruit d’une greffe étrangère comme le serait la laïcité intransigeante, qui n’hésiterait pas à bousculer la réalité sociale. Par ailleurs, ce modèle de gouvernement a fait ses preuves! Il a servi à nous libérer de l’impasse où un islam rigoureux avait enfermé les dhimmis. J’entends par là cette opposition millénaire et figée perpétuant une différence de statut entre les « sectateurs » de Mohammad et ceux du Nazaréen.
Un legs historique
La formule de partage du pouvoir politique entre communautés religieuses semble devoir remonter au milieu du XIXe siècle, quand la modernité européenne s’affirmait victorieuse dans son face-à-face avec «l’Empire des Turcs». Ce dernier, contraint de se moderniser pour ne pas dépérir, avait lancé à partir de 1839 une série de réformes, les Tanzimat, pour « constituer une société ottomane fondée sur la loyauté de tous les Ottomans envers l’Empire. Ce projet, appelé ottomanisme, avait pour but lointain l’édification d’une société d’individus égaux devant l’État. Mais le Hatti Humayoun de 1856 montra que la réalité des faits poussait à la reconnaissance des groupes confessionnels comme étant la véritable structure de la société ottomane en renforçant leur institutionnalisation juridique… La communauté religieuse devenait alors une entité non territoriale douée de droits religieux, politiques et culturels » (4). Ainsi, en dépit de leur volontarisme, les réformes engagées n’allaient pas engendrer des individus autonomes sur le modèle des sociétés libérales occidentales. Loin de là, elles allaient aboutir à renforcer les identités communautaires. Et nous allions hériter de cet upgrading qu’avaient engendré les réformes.
En somme, on ne modifie pas la société par décret et je n’hésiterai pas à citer Fernand Braudel qui répétait: ce n’est qu’en dernier lieu que changent les mentalités. L’idée de citoyenneté peut bien sûr faire son chemin mais elle va le faire lentement ; son trajet sera jalonné de brusques arrêts, de ruades imprévisibles, voire de rétropédalages. On peut, bien entendu, souhaiter l’émergence du sujet qui se libérera à un moment de son carcan communautaire et qui fera valoir son «libre arbitre». Mais tout cela est bien fragile et, pour l’exprimer de manière familière, ce n’est pas demain la veille.
Réformes ottomanes sous pression européenne.
Laïcité impraticable et script communautaire

En Orient arabo-musulman, des groupes humains ayant leur identité collective peuvent se méfier des soubresauts de l’histoire politique. Le soi-disant égalitarisme, promu tambour battant par certains, peut n’être qu’un slogan vide de sens, tout juste bon à imposer l’hégémonie d’une communauté sur l’autre, comme ce fut le cas en Syrie (5).
Quant à l’Irak, si nous gardons à l’esprit le sort ignoble réservé à partir de 2014 aux Yézidis, nous ne pouvons ignorer dans quelle mesure les chrétiens y sont ostracisés alors même que la paix civile a été rétablie. En ce moment précis, le patriarche chaldéen Louis Sako s’insurge contre l’occupation par les partis politiques majoritaires des sièges réservés aux chrétiens au Parlement» (6). Nos sociétés ne sont pas sécularisées au point de se permettre des expériences laïques auxquelles se livreraient des apprentis sorciers! Les coptes d’Égypte l’ont échappé belle; le résultat du scrutin démocratique, qui avait porté Mohammed Morsi (7) au pouvoir en juin 2012, ne devait pas les rassurer. Et c’est le coup d’État militaire, en principe condamnable, du maréchal Sissi qui, en juillet 2013, a délivré in extremis les dix pour cent de la population égyptienne d’une politique de discrimination larvée que les Frères musulmans comptaient leur imposer. Prenons donc conscience que la règle démocratique de la majorité ne sert pas nécessairement à améliorer le sort des minoritaires; par une ruse de l’histoire, elle tend parfois à les accabler et ne leur offre en ce sens aucune garantie.
Tant que l’identité communautaire reste notre fond de sauce et tant que nos mentalités seront cadenassées par un script confessionnel, la logique des quotas sera un moindre mal.
Et nous ne pourrons nous délester de notre système confessionnel qu’au prix de graves injustices infligées à certains groupes. Injustices qui, dans l’histoire, ont pris la forme de persécutions, de massacres et de discriminations.
Youssef Mouawad
yousmoua47@gmail.com
1- Hanna Batatu, “Some Observations on the Social Roots of Syria's Ruling, Military Group and the Causes for Its Dominance”, Middle East Journal, vol. 35, no 3, 1981, pp. 331-344.
2- Qu’est-ce que la discrimination positive, Observatoire des Inégalités, Questions clés, 19 juillet 2021.
3- Le cas des coptes d’Égypte est symptomatique, Cf. Jean-Jacques Pérennès, «Les coptes d’Égypte au défi de la citoyenneté», Revue Défense nationale 2015/5 (n° 780), pp. 69-71.
4- Henry Laurens, L’Orient arabe, arabisme et islamisme de 1798 à 1945, Armand Colin, Paris, 1993, p. 70.
5- Cf. Hanna Batatu, op. cit.; Daniel Pipes, “The Alawi capture of power in Syria”, Middle Eastern Studies, vol. 25, n° 25, octobre 1989, pp. 429-450.
6- Maïssa Ben Fares, «Irak: Soutien européen au patriarche chaldéen Sako», Ici Beyrouth, 19 mai 2023.
7- Le seul président d’Égypte élu démocratiquement et dans les règles.
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