Le système politique en vigueur au Liban depuis l’indépendance de 1943, et amendé à la suite de la conférence de Taëf de 1989, est-il toujours valable? Une formule fédérale ne serait-elle pas la solution aux crises existentielles récurrentes auxquelles sont confrontés les Libanais depuis des décennies, ou la solution réside-t-elle plutôt dans l’amélioration des dispositions de Taëf? Ces interrogations, soulevées désormais ouvertement par nombre de hauts responsables politiques ainsi que dans les milieux intellectuels et universitaires, ont été au centre d’un important débat qui a marqué la Rencontre mensuelle organisée, le 30 mai, par Ici Beyrouth.

Dirigée par le directeur de la Rédaction d’Ici Beyrouth, Michel Touma, la Rencontre avait pour thème «La fédération, solution ou illusion»? Un dossier d’une brûlante actualité qui a été discuté de façon rationnelle et en profondeur par les deux intervenants, l’ancien ministre et député (de Denniyé) Amed Fatfat et Iyad Boustany, membre du comité exécutif de l’association Ittihadiyoun.

Au début de la Rencontre, Michel Touma a souligné d’emblée que le blocage de l’élection présidentielle, semblable à un blocage similaire qui s’était produit en 2016, sans compter le dysfonctionnement récurent des institutions constitutionnelles (notamment lors de la formation des gouvernements) ont poussé divers milieux à lancer un vaste débat sur l’opportunité du maintien du système actuel et sur la possibilité d’envisager l’adoption d’une nouvelle formule de type fédéral.

M. Touma a relevé sur ce plan que le Hezbollah applique déjà de facto un système fédéral dans les régions qu’il contrôle, et parallèlement, certaines réalités sociétales libanaises correspondent in fine à une logique fédérale (du fait que chaque communauté possède ses écoles, ses universités, ses hôpitaux, ses partis, ses médias, ses associations sociales, culturelles, sportives, scoutes etc.). M. Touma a précisé pour ouvrir le débat que M. Boustani est l’auteur d’un projet de fédération sur lequel il a planché de manière minutieuse pendant de nombreuses années, tandis que M. Ahmed Fatfat a concrètement «vécu» le système politique de Taëf «de l’intérieur», en sa qualité d’ancien ministre, d’ancien député d’une région longtemps délaissée et de membre du directoire du courant du Futur.

Les fondements du projet de Boustani  

M. Boustani a d’abord donné un bref exposé des principes qui constituent les fondements du projet de système fédéral qu’il a élaboré au terme de ses recherches et ses travaux de documentation, depuis 2005, sa réflexion sur ce plan ayant débuté lorsqu’il était membre de la commission Fouad Boutros qui avait été formée pour élaborer une nouvelle loi électorale. Le postulat défini par M. Boustani dans ce cadre est «une volonté de vivre les uns avec les autres, en paix, en harmonie», de manière à pouvoir aboutir à un enrichissement personnel, fruit de la diversité.

La «pierre angulaire» de la réflexion de M. Boustani sur ce plan est la reconnaissante de la diversité comme réalité sociale, l’objectif recherché étant alors de «préserver la diversité» et de «gérer les conflits» qui pourraient en découler. Il existe dans ce cadre au Liban des «identités différentes» qui revêtent un caractère «culturel» et qui sont le reflet d’un «vécu historique, d’une perception particulière du monde et des ambitions portant sur l’avenir», souligne M. Boustani. Il s’agit là d’un «constat social», relève-t-il, précisant par ailleurs que l’un des fondements essentiels de son approche est le « principe de subsidiarité». Ce dernier signifie que c’est à la base d’exprimer et de décider ce qui sert ses intérêts au niveau de la vie quotidienne. Le principe de subsidiarité, inscrit dans la Constitution suisse (article 5), doit s’accompagner, affirme M. Boustani, du «principe de solidarité» qui gère en quelque sorte le large éventail de libertés obtenues par la population.


Se basant sur ces principes de base, M. Boustani a exposé, cartes et détails à l’appui, les grandes lignes de son système fédéral qui se manifeste par trois niveaux de gouvernance, municipal, cantonal (quatre cantons) et fédéral qui prennent en considération une «double identité», communautaire (culturelle) et libanaise.

Fatfat et l’accord de Taëf

Cette approche à caractère fédéral est contestée par l’ancien député Ahmed Fatfat qui souligne que le projet défendu par M. Boustani risque de déboucher sur des guerres et des conflits «interminables», rappelant à cet égard qu’il existe au Liban 18 communauté, donc «dix-huit variables». M. Fatfat relève dans ce cadre que dès le départ, l’esprit et le fonctionnement de Taëf, de la nouvelle Constitution de 1989, ont été sabotés et dénaturés, notamment sous le poids de l’occupation syrienne à l’époque. Réaffirmant sa foi en l’Etat nation, M. Fatfat a souligné que «l’image idyllique du Liban dont rêvait le patriarche Howayek a subi de nombreuses contraintes dues à l’évolution politique régionale, surtout depuis la création d’Israël, sans compter la manière avec laquelle la politique libanaise a été gérée et pratiquée, sans vision stratégique, ce qui constitue un très grave problème».

Relevant que de nombreux Libanais estiment que la situation actuelle est «ingérable et invivable», M. Fatfat a indiqué à cet égard que cette situation pousse certains à prôner des solutions basées sur «la décentralisation, le fédéralisme ou même le séparatisme». « Le grand drame de ce pays, a ajouté l’ancien député de Denniyé, réside dans la méconnaissance de l’autre. Il y a une absence de volonté de se retrouver. Nombre de Libanais, de toutes les communautés et de toutes les régions, préfèrent vivre dans leur propre îlot. A mon avis, il y a dix ou douze Libanais différents, et non pas seulement quatre (allusion au nombre de cantons prévus dans le projet de M. Boustani). Nous refusons de construire une histoire commune. Nous n’avons même pas un livre d’Histoire commun», a déploré M. Fatfat.

Mettant l’accent sur le fait que la diversité et la liberté constituent en quelque sorte le fondement de la raison d’être du Liban dans cette partie du monde, M. Fatfat a abordé le cas de l’accord de Taëf, affirmant que très peu de Libanais ont pris soin de lire attentivement le document de Taëf. Il a passé en revue dans ce cadre les principaux points de Taëf qui ont été occultés au cours des dernières années, notamment la décentralisation administrative, qui prévoit, a-t-il indiqué, une certaine décentralisation financière au niveau des municipalités et des régions, sans compter la création d’un sénat dont la fonction devrait être la préservation des droits et des intérêts des communautés.

Pour M. Fatfat, on ne peut pas porter un jugement sur le bien-fondé de l’accord de Taëf tant que ses principales dispositions n’ont pas été réellement mises à l’épreuve dans l’exercice du pouvoir. Mais M. Fatfat souligne sur ce plan que la condition sine qua non d’une bonne gouvernance est l’existence d’un Etat véritablement souverain, ce qui implique, a-t-il ajouté, de mettre un terme à l’occupation iranienne qui se manifeste par le biais de la mainmise exercée par le Hezbollah à différents échelons du pouvoir.

 
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