L’équilibre instable du dollar

Voici donc le dollar qui se stabilise depuis quelques semaines. Mais comment ça se fait alors que rien n’a changé depuis… 2019? Pas de solution politique en vue, ni économique, ni accord, ni président, pas une lueur de jugeote quelque part en haut lieu. Ni même un remplaçant sûr à la tête de la Banque du Liban à partir de juillet, alors que les deux "vices", chiite et druze, ne seraient pas disposés à prendre la place de Riad Salamé le 1ᵉʳ août. Le pire scénario quoi! Là, ce ne serait plus une absence de pilote dans l’avion, mais même pas une hôtesse pour vous servir un café.
Les explications avancées çà et là ne sont pas convaincantes. L’argent frais des expats et autres visiteurs ces derniers temps n’était même pas au niveau de celui déversé l’été dernier, et pourtant cela n’avait pas empêché une belle envolée du billet vert. Les vilains spéculateurs n’ont pas dû tous succomber à une crise cardiaque en même temps. Les livres en circulation ont bien diminué, mais ce n’était pas la première fois que la BDL fait fonctionner son aspirateur. Alors?
En fait, comme ça se passe parfois dans les affaires commerciales, c’est d’abord l’offre et la demande du billet vert qui ont dû trouver un équilibre. Du côté de la demande, même si on n’a pas les derniers chiffres, il est évident que les importations tendent à se tasser, suite à une consommation anémique et à des prix des matières essentielles plus cléments, à commencer par le pétrole à 65 dollars le baril.
Reste l’autre demande, celle motivée par la panique. Les gens sous anxiolytiques avaient cette manie de changer tout montant de livres qu’ils détenaient en dollars, en prévision de la prochaine hausse. Mais, comme ils ne savent plus si le taux de change va augmenter, ils s’en abstiennent. Même les spéculateurs doivent être perplexes: pour spéculer, il faut parier soit sur une hausse, soit sur une baisse. Or, comme ils ne sont plus sûrs de la tendance future, ils préfèrent rester momentanément prudents.

En plus, pour parier, il faut qu’il y ait suffisamment de monnaie d’échange, ce qui n’est pas le cas. Les livres sont rares sur le marché. Les ATM des banques les livrent au compte-gouttes. À l’inverse, le dollar trône, surtout depuis qu’une partie des revenus est dollarisée, y compris ceux des fonctionnaires qui échangent leurs maigres salaires au taux Sayrafa, à moins 30%. Il suffit de faire quelques observations de terrain sur le marché. Au lieu de la phrase la plus fréquente sur la scène locale depuis trois ans, «Je peux payer en livres?», c’est l’autre qui est en train de gagner du terrain: «Je peux payer en dollars?».
La banque centrale, maître du jeu, market maker dans le jargon, a-t-elle donc gagné son pari? Pour le moment, tel semble être le cas. Elle fournit aux banques de quoi satisfaire la clientèle, elle puise dans l’argent qui arrive grâce aux expats, et puis elle achète et vend des dollars tous les jours, via ses trois ou quatre changeurs sbires de catégorie A. Elle ne dit jamais combien, comme toute banque centrale qui garde le secret sur son arsenal. Et, elle aspire des livres en quantité: près de 20 trillions en 1 mois, soit 30% de la masse monétaire. Une intervention bien plus agressive que les précédentes.
Mais est-ce que cette stabilité va durer? Non. L’équilibre est instable, un rien peut faire pencher la balance vers le haut ou vers le bas. Cela dépend de la suite des événements. Une bonne nouvelle va tirer le taux vers le bas, et une mauvaise nouvelle vers le haut. Une élection d’un président est une bonne nouvelle, à condition qu’il inspire confiance, donc pas de Sleiman Frangié ou autre Hezbollah-compatible. Un climat d’insécurité est une mauvaise nouvelle. L’interruption de la faveur consentie aux fonctionnaires aussi. Une BDL sans tête, ou avec une tête problématique, l’est également. Et, puis «pas de nouvelles», un pourrissement de la situation d’apesanteur actuelle, est aussi une mauvaise nouvelle: le marché est allergique à l’incertitude, ça donne des urticaires aux acteurs.
Mais cela dit, il faut se rendre à l’évidence: on dirait que le pays est accro à fonctionner sur le fil du rasoir.
nicolas.sbeih@icibeyrouth.com
Commentaires
  • Aucun commentaire