Le Liban a été livré depuis de longues années aux «pieds nickelés» de la BD. Il s’agit là de trois filous qui font leur beurre de la corruption qui gangrène l’État. Alors que faire sinon appeler de nos vœux une intervention étrangère qui instituerait un tribunal du peuple, une justice sommaire qui ne ferait pas de quartier aux affameurs?
Vous ne m’en voudrez pas si ce billet figure dans la rubrique «Liban» plutôt que dans la rubrique «Culture». Voyez-vous, il est difficile de faire la part des choses quand il s’agit de notre échiquier politique: celui-ci relève-t-il du droit constitutionnel, du débat d’idées, du Grand Guignol ou du burlesque?
Par certains aspects, il relèverait du théâtre de l’absurde, plus précisément de la première tirade de la pièce En attendant Godot (1). «Rien à faire», s’exclame Estragon, l'un des personnages, et son protagoniste Vladimir de rétorquer: «Je commence à le croire. J’ai longtemps résisté à cette pensée, en me disant, Vladimir, sois raisonnable. Tu n’as pas tout essayé. Et si je reprenais le combat.»
La cacocratie ou les «pieds nickelés» au pouvoir.
Comment sommes-nous tombés si bas?
«Rien à faire» et «Et si je reprenais le combat»! Cris du cœur poussés par des vagabonds ou expressions emblématiques de notre situation libanaise sans issue.
Renoncer ou demeurer ferme? Céder ou poursuivre les hostilités?
Mais d’abord, sous quel régime vivons-nous désormais? Libérons-nous de l’absurdité théâtrale des dramaturges du siècle dernier et attachons-nous à la pensée politique de l’Antiquité grecque qui a primauté sur les autres tant elle rend les choses intelligibles. D’après nos classiques et nos usuels, il y aurait trois régimes-types: la démocratie, l’oligarchie et la monarchie. Et comme le Liban n’appartient pas aux deux dernières catégories, peut-on en déduire qu’on est en démocratie? Difficilement, vu que cette dernière implique alternance au pouvoir au gré des élections législatives, et qu’en ce pays, les résultats desdites élections peuvent être annulés par le blocage des institutions, si tel est le bon plaisir d’un parti armé jusqu’aux dents.
Ajoutons à cela la corruption qui gangrène l’État et l’administration à tous les niveaux et à telle enseigne qu’on trouve difficilement des hommes politiques qui ne soient passibles de sanctions infamantes s’ils étaient poursuivis en justice pour malversations. À ce compte-là, on est en cacocratie (2) ou kakistocratie (3), régime qui désigne le pouvoir des plus mauvais et des plus médiocres. Car le Liban a été livré depuis quelques années aux «pieds nickelés» de la BD. Pour ceux qui ne le savent pas, il s’agit là de trois filous (4), à la fois escrocs, hâbleurs, indolents, et facétieux avec ça; ils ont pour nom Croquignol, Filochard et Ribouldingue. Et tant qu’ils seront aux postes de responsabilité, l’impéritie et la prévarication prévaudront!
Le comment et le pourquoi
Rien qu’à écouter ce que dit Issam Khalifé au sujet de l’Université libanaise suffit pour nous donner une idée de la dégradation du niveau de l’enseignement et du recrutement du corps professoral! Et l’on n’exagère pas en affirmant que la même déliquescence sévit à tous les niveaux de l’administration publique et dans tous les services sans exception.
Mais pourquoi donc notre régime politique promeut-il gredins et ganaches aux postes de responsabilité? Et comment expliquer que dans les hautes fonctions de l’État, ne prévalent, que très rarement, le mérite, le dévouement et la probité?
Comme pour se justifier, certains excipent du principe de Peter selon lequel «dans une hiérarchie, tout employé a tendance à s’élever à son niveau d’incompétence», avec pour corollaire «qu’au bout d’un certain temps, tout poste sera occupé par un employé incapable d’en assumer la responsabilité». Admettre cette explication, c’est accepter d’être gouverné par des individus «inaptes au service». Ainsi, ladite incompétence serait la plaie endémique de toutes les administrations publiques et privées sous tous les cieux.
Mais en réalité, c’est beaucoup plus simple qu’on ne le croit, car notre cacocratie est fille adultérine du clientélisme et du népotisme, et cette constatation vaut aussi bien pour notre pays que pour les pays arabes voisins. Ainsi, un responsable ou un dirigeant libanais a tout intérêt à promouvoir une personne incapable pour la simple raison qu’une fois dans la course aux honneurs, l’inepte ne lui fera pas d’ombre et ne se posera pas en rival. Par ailleurs, il faut espérer que la gratitude, ce sentiment de redevabilité, en fera un obligé, un allié censé renvoyer l’ascenseur. Donnant donnant, un réseau d’intérêt s’établit, caractérisé par une loyauté inconditionnelle et une soumission totale à la logique du groupe informel et au pouvoir discrétionnaire d’un cacique. Au détriment de l’efficacité et de la performance (5)!
En bref, la cacocratie, comme mode de gouvernement, instaure des systèmes d’administration chaotiques où les incompétents, assurés de l’impunité, trônent au sommet de la hiérarchie et pratiquent arbitraire, concussion et carambouillage.
Ya chaaba Loubnan el-azim!
Que faire? Plier ou demeurer ferme?
À pareille question, que répondraient nos compatriotes Estragon et Vladimir, mentionnés plus haut, quand ils savent pertinemment que Croquignol, Filochard et Ribouldingue sont à la tête de l’État et jouissent d’un surcroît d’autorité?
Tiens, pourquoi ne prendraient-ils pas exemple sur le passé bolchevique? Car figurez-vous que Lénine s’était posé la même question dans son opuscule Que faire? Questions brûlantes de notre mouvement (6). Alors pour abattre l’autocratie tsariste, il avait préconisé de créer une organisation de «révolutionnaires professionnels» qui se défierait de la «spontanéité ouvrière». Il n’allait pas hésiter à recourir à la violence et à la liquidation de ses adversaires. Nous, Libanais, n’en sommes plus capables (7); épuisés que nous sommes, nous n’avons plus de quoi nous battre. Alors, adoptons, dans notre impuissance, le «rien à faire» d’Estragon, le SDF de Samuel Beckett, notre frère d’infortune! Ou alors appelons de nos vœux une intervention étrangère qui instituerait un tribunal du peuple, une justice sommaire qui ne ferait pas de quartier aux affameurs!
Youssef Mouawad
yousmoua47@gmail.com
1- En attendant Godot, pièce de théâtre écrite en 1948 par Samuel Beckett, et publiée en 1952 à Paris aux éditions de Minuit.
2- Le terme «cacocratie» a le même préfixe que «cacophonie», assemblage de sons désagréables à entendre, La Toupie, Dictionnaire.
3- Il est formé des «éléments grecs kakistos, pire, et kratos, pouvoir, Wikitionnaire.
4- Nulle allusion malveillante à nos respectables gouvernants.
5-Julien Godefroy, Kakistocratie: comment les moins bons arrivent au pouvoir? eBOOK.
6- Lénine, Que faire? Questions brûlantes de notre mouvement, 1901-1902.
7- Du moins ceux qui se disent souverainistes.
Vous ne m’en voudrez pas si ce billet figure dans la rubrique «Liban» plutôt que dans la rubrique «Culture». Voyez-vous, il est difficile de faire la part des choses quand il s’agit de notre échiquier politique: celui-ci relève-t-il du droit constitutionnel, du débat d’idées, du Grand Guignol ou du burlesque?
Par certains aspects, il relèverait du théâtre de l’absurde, plus précisément de la première tirade de la pièce En attendant Godot (1). «Rien à faire», s’exclame Estragon, l'un des personnages, et son protagoniste Vladimir de rétorquer: «Je commence à le croire. J’ai longtemps résisté à cette pensée, en me disant, Vladimir, sois raisonnable. Tu n’as pas tout essayé. Et si je reprenais le combat.»
La cacocratie ou les «pieds nickelés» au pouvoir.
Comment sommes-nous tombés si bas?
«Rien à faire» et «Et si je reprenais le combat»! Cris du cœur poussés par des vagabonds ou expressions emblématiques de notre situation libanaise sans issue.
Renoncer ou demeurer ferme? Céder ou poursuivre les hostilités?
Mais d’abord, sous quel régime vivons-nous désormais? Libérons-nous de l’absurdité théâtrale des dramaturges du siècle dernier et attachons-nous à la pensée politique de l’Antiquité grecque qui a primauté sur les autres tant elle rend les choses intelligibles. D’après nos classiques et nos usuels, il y aurait trois régimes-types: la démocratie, l’oligarchie et la monarchie. Et comme le Liban n’appartient pas aux deux dernières catégories, peut-on en déduire qu’on est en démocratie? Difficilement, vu que cette dernière implique alternance au pouvoir au gré des élections législatives, et qu’en ce pays, les résultats desdites élections peuvent être annulés par le blocage des institutions, si tel est le bon plaisir d’un parti armé jusqu’aux dents.
Ajoutons à cela la corruption qui gangrène l’État et l’administration à tous les niveaux et à telle enseigne qu’on trouve difficilement des hommes politiques qui ne soient passibles de sanctions infamantes s’ils étaient poursuivis en justice pour malversations. À ce compte-là, on est en cacocratie (2) ou kakistocratie (3), régime qui désigne le pouvoir des plus mauvais et des plus médiocres. Car le Liban a été livré depuis quelques années aux «pieds nickelés» de la BD. Pour ceux qui ne le savent pas, il s’agit là de trois filous (4), à la fois escrocs, hâbleurs, indolents, et facétieux avec ça; ils ont pour nom Croquignol, Filochard et Ribouldingue. Et tant qu’ils seront aux postes de responsabilité, l’impéritie et la prévarication prévaudront!
Le comment et le pourquoi
Rien qu’à écouter ce que dit Issam Khalifé au sujet de l’Université libanaise suffit pour nous donner une idée de la dégradation du niveau de l’enseignement et du recrutement du corps professoral! Et l’on n’exagère pas en affirmant que la même déliquescence sévit à tous les niveaux de l’administration publique et dans tous les services sans exception.
Mais pourquoi donc notre régime politique promeut-il gredins et ganaches aux postes de responsabilité? Et comment expliquer que dans les hautes fonctions de l’État, ne prévalent, que très rarement, le mérite, le dévouement et la probité?
Comme pour se justifier, certains excipent du principe de Peter selon lequel «dans une hiérarchie, tout employé a tendance à s’élever à son niveau d’incompétence», avec pour corollaire «qu’au bout d’un certain temps, tout poste sera occupé par un employé incapable d’en assumer la responsabilité». Admettre cette explication, c’est accepter d’être gouverné par des individus «inaptes au service». Ainsi, ladite incompétence serait la plaie endémique de toutes les administrations publiques et privées sous tous les cieux.
Mais en réalité, c’est beaucoup plus simple qu’on ne le croit, car notre cacocratie est fille adultérine du clientélisme et du népotisme, et cette constatation vaut aussi bien pour notre pays que pour les pays arabes voisins. Ainsi, un responsable ou un dirigeant libanais a tout intérêt à promouvoir une personne incapable pour la simple raison qu’une fois dans la course aux honneurs, l’inepte ne lui fera pas d’ombre et ne se posera pas en rival. Par ailleurs, il faut espérer que la gratitude, ce sentiment de redevabilité, en fera un obligé, un allié censé renvoyer l’ascenseur. Donnant donnant, un réseau d’intérêt s’établit, caractérisé par une loyauté inconditionnelle et une soumission totale à la logique du groupe informel et au pouvoir discrétionnaire d’un cacique. Au détriment de l’efficacité et de la performance (5)!
En bref, la cacocratie, comme mode de gouvernement, instaure des systèmes d’administration chaotiques où les incompétents, assurés de l’impunité, trônent au sommet de la hiérarchie et pratiquent arbitraire, concussion et carambouillage.
Ya chaaba Loubnan el-azim!
Que faire? Plier ou demeurer ferme?
À pareille question, que répondraient nos compatriotes Estragon et Vladimir, mentionnés plus haut, quand ils savent pertinemment que Croquignol, Filochard et Ribouldingue sont à la tête de l’État et jouissent d’un surcroît d’autorité?
Tiens, pourquoi ne prendraient-ils pas exemple sur le passé bolchevique? Car figurez-vous que Lénine s’était posé la même question dans son opuscule Que faire? Questions brûlantes de notre mouvement (6). Alors pour abattre l’autocratie tsariste, il avait préconisé de créer une organisation de «révolutionnaires professionnels» qui se défierait de la «spontanéité ouvrière». Il n’allait pas hésiter à recourir à la violence et à la liquidation de ses adversaires. Nous, Libanais, n’en sommes plus capables (7); épuisés que nous sommes, nous n’avons plus de quoi nous battre. Alors, adoptons, dans notre impuissance, le «rien à faire» d’Estragon, le SDF de Samuel Beckett, notre frère d’infortune! Ou alors appelons de nos vœux une intervention étrangère qui instituerait un tribunal du peuple, une justice sommaire qui ne ferait pas de quartier aux affameurs!
Youssef Mouawad
yousmoua47@gmail.com
1- En attendant Godot, pièce de théâtre écrite en 1948 par Samuel Beckett, et publiée en 1952 à Paris aux éditions de Minuit.
2- Le terme «cacocratie» a le même préfixe que «cacophonie», assemblage de sons désagréables à entendre, La Toupie, Dictionnaire.
3- Il est formé des «éléments grecs kakistos, pire, et kratos, pouvoir, Wikitionnaire.
4- Nulle allusion malveillante à nos respectables gouvernants.
5-Julien Godefroy, Kakistocratie: comment les moins bons arrivent au pouvoir? eBOOK.
6- Lénine, Que faire? Questions brûlantes de notre mouvement, 1901-1902.
7- Du moins ceux qui se disent souverainistes.
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