Structurellement et institutionnellement dysfonctionnelle, la justice au Liban a toujours été minée par les ingérences du pouvoir politique. Dernier en date de ce dysfonctionnement chronique:  les débordements et les gesticulations médiatiques de la procureure générale près la Cour d’appel du Mont-Liban, Ghada Aoun, dans sa cabale contre une faction politique bien déterminée et, surtout, contre les banques libanaises, alors qu'elle occulte totalement les activités illégales de l'institution financière (illégale) du Hezbollah, al-Qard el-Hassan.

Longtemps instrumentalisée pour servir les intérêts politiques du pouvoir en place, la justice du pays du Cèdre est aujourd'hui, plus que jamais, dans la tourmente. Une thématique abordée mardi soir par Ici Beyrouth (IB), dans le cadre de la 5e édition des «Rencontres d’Ici Beyrouth», avec comme intervenants le député Marwan Hamadé et l’ancien procureur général près le tribunal militaire, le juge Peter Germanos.

Pour introduire le débat, le directeur de la rédaction d’IB, Michel Touma, a relevé d’entrée de jeu que le dysfonctionnement de la justice au Liban n’est pas nouveau, comme l’illustre, a-t-il souligné, l’interview que le général Michel Aoun lui avait accordée au début des années 1990 lorsqu’il était encore à La Haute Maison, en dehors de Paris. Commentant alors la véritable chasse aux sorcières livrée contre les Forces libanaises par l’appareil sécuritaire libano-syrien, du temps de l’occupation syrienne, le général Aoun avait alors dénoncé, dans cette interview, le fait que «la justice est devenue un instrument entre les mains des Services de renseignements». «Près de trente ans plus tard, a souligné Michel Touma, la situation de la justice est aujourd’hui plus dramatique que celle que dénonçait Michel Aoun au début des années 1990, et cela en raison de l’attitude de ce même Michel Aoun et du comportement de ceux qu’il a protégés!»

M. Touma a ensuite donné la parole à notre collègue Natasha Metni Torbey qui, en tant que journaliste à Ici Beyrouth suit de près les grands dossiers judiciaires qui sont au centre de l’actualité libanaise. Mme Metni-Torbey a notamment exposé brièvement son témoignage concernant le blocage des rouages de la justice à l’heure actuelle, ainsi qu’au cours des dernières décennies, notamment depuis les années 1990.

Une justice «malade de son Liban»

Le député Marwan Hamadé a ensuite pris la parole pour souligner, en substance, que les pathologies structurelles, politiques et communautaires dont souffre le Liban ont fini par déborder sur la justice. Selon M. Hamadé, la justice n’a jamais été totalement indépendante. Il a mis l’accent sur le caractère vulnérable de la magistrature qui se retrouve, depuis le début du mandat de Michel Aoun, sous la coupe du pouvoir exécutif.

Considérant que le pouvoir judiciaire souffre des «dérapages qui lui sont infligé par le système confessionnel, le clientélisme, l’hégémonie de l’État et des forces politiques», M. Hamadé a estimé qu’il est vain de parler aujourd’hui d’indépendance de la justice. «Comment peut-on le faire alors qu’elle est complètement effritée et que des cantons de justice se dessinent un peu partout, en plus de l’ampleur prise par l’hégémonie d’un parti dont les armes sont menaçantes», a déclaré le député du Chouf.


Aussi, M. Hamadé considère-t-il que «rien ne semble prometteur concernant le projet de loi sur l’indépendance de la justice». Et de déclarer qu’«au moment où il a été question de discuter de l’élection des juges de première catégorie (qui sont normalement nommés par le pouvoir exécutif, NDLR), les divisions ont commencé à apparaître» entre les blocs parlementaires. Certains blocs ont ainsi réclamé qu’en plus des trois magistrats qui occupent les plus hautes sphères de l’appareil judiciaire, il soit ajouté un quatrième poste-clé «pour des raisons confessionnelles», a indiqué le député du Chouf.

Enquête sur l’explosion au port de Beyrouth

M. Hamadé a en outre souligné que l’enquête menée sur le plan local par le juge d’instruction Tarek Bitar, au sujet de l’explosion au port de Beyrouth du 4 août 2020, «donne peu d’espoir quant à une issue qui puisse satisfaire les parents des victimes». Raison pour laquelle il se prononce en faveur d’une enquête internationale, considérant que la Haute Cour de justice n’est pas tout à fait autonome. On rappelle que l’enquête au Liban est suspendue depuis que le juge Bitar fait l’objet de multiples recours présentés contre lui et pour lesquels l’Assemblée plénière des présidents des cours de Cassation n’a toujours pas pu trancher, faute de quorum.

Enfin, M. Hamadé a souligné qu’aucune enquête n’a été initiée au sujet de l’attentat perpétré contre lui en octobre 2004, comme ce fut le cas d’ailleurs de la longue série d’assassinats politiques qui ont visé de grands leaders du pays, à commencer par l’ancien Premier ministre, Rafic Hariri.

Abus de pouvoir

L’ancien procureur général près le tribunal militaire, Peter Germanos, qui a démissionné en raison des problèmes de corruption au sein de la magistrature, a insisté sur l’importance du respect du devoir de réserve. Un principe que l’on comprend à la lumière des agissements de la procureure Ghada Aoun qui se déchaîne sur les réseaux sociaux, en défendant ouvertement les thèses du courant aouniste.

«Ne pas respecter le devoir de réserve peut constituer un motif de récusation», a souligné M. Germanos, avant de préciser que «le juge n’a pas le droit de donner des avis personnels». «Il est le serviteur aveugle de la loi», a-t-il insisté. Au mandat de l’ancien président de la République, l’ancien procureur a beaucoup à reprocher, notamment la destitution de l’ancien président du Conseil d’État, Chucri Sader, de l’ancien président du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), Jean Fahed, ainsi que le partage des postes au sein des administrations publiques qui a été à l’origine de tensions politiques. À cela s’ajoute la licence accordée par le ministère de l’Intérieur au Club des juges. «Nous ne pouvons pas donner une licence à une pareille instance. Il existe des structures au sein du corps judiciaire qu’il faut respecter», a-t-il martelé. « ’est le début de la fin. Depuis la création du Club des juges, le CSM a presque perdu tout son contrôle sur les juges», a-t-il relevé, dénonçant ce qu’il a qualifié de «prostitution judiciaire».
Commentaires
  • Aucun commentaire