Le jeudi 16 février, la Faculté de musique et musicologie (FMM) à l’Université Antonine (UA) a accueilli une conférence, intitulée «La perception actuelle des musiques d’art au Liban: le regard d’un critique musical», durant laquelle Alain E. Andrea, docteur en pharmacie, chercheur en génétique moléculaire, pianiste et critique musical dans la presse francophone, a abordé la problématique de la dégénérescence musicale que vivent les musiques d’art au Liban. Le conférencier a commencé par une revue de diverses définitions critériées et typologiques des pratiques musicales au Liban, abordant les notions de langage musical (compétence universelle), de langues musicales (trois systèmes: langue monodique modale, langue monodique pentatonique et langue polyphonique tonale), de dialectes musicaux (traditions et écoles historiques musicales) et de créolisation musicale, de même que les concepts de tradition musicale répétitive ou populaire artisanale, versus tradition musicale créative ou artistique, en faisant référence aux travaux de Nidaa Abou Mrad.

Entre paradigmes moderniste et traditionnel

Aussi est-ce le surgissement du paradigme moderniste de renouvellement exogène, face au paradigme traditionnel de renouvellement endogène, qui fait basculer cette conférence dans l’approche diachronique, à partir de la problématique identitaire musicale du Grand-Liban, avec une musique d’art traditionnelle monodique modale levantine, progressivement marginalisée par le mandat français, au profit d’une musique harmonique tonale européenne, associée à la notion de progrès, celui-ci se traduisant chez Wadih Sabra et ses acolytes par une application forcée des normes musicales harmoniques aux monodies autochtones (desquelles sont gommées les échelles à trois-quarts de ton et est expulsée la créativité traditionnelle improvisative), au nom de ce modernisme exogène, ce qui aboutit à terme à la suprématie des musiques de consommation créoles, assises à cheval sur deux systèmes incompatibles entre eux et similaires dans leur anecdotisme au fameux «Hi! Kîfak? Ça va?» libanais. «Tout au long du siècle passé, cela a conduit les élites autochtones occidentalisées à adopter la musique polyphonique tonale européenne comme modèle unique de progrès et donc à imposer aux traditions musicales monodiques modales autochtones un schéma d’acculturation forcée selon cette norme importée», a déclaré le critique musical libanais.

Patrimoine musical

Alain E. Andrea a ensuite centré son approche historique sur le Conservatoire de Beyrouth, en déplorant que cette institution ait voulu, depuis sa fondation par Wadih Sabra et jusqu’à sa relance dans l’après-guerre par Walid Gholmié, que la «musique d’art européenne harmonique tonale devienne la seule musique digne de ce nom au Liban». Selon lui, cette approche a abouti à la «privation de la jeunesse libanaise formée dans cette institution, de toute relation avec son patrimoine musical d’origine», alors qu’une telle institution aurait pu œuvrer à un développement parallèle, diversif et inclusif de l’enseignement et de la pratique des deux musiques d’art levantine monodique modale, dans le respect de ses normes grammaticales et esthétiques créatives, et européenne harmonique tonale, au sein de la société libanaise. «L’ironie du sort réside dans le fait que les théoriciens arabes modernistes de cette époque valorisent la culture occidentale tandis que les musicologues orientalistes occidentaux défendent la tradition levantine», note le conférencier en citant certains musicologues français orientalistes religieux se trouvant en mission au Liban à cette époque, comme les pères jésuites Louis Ronzavalle et Xavier Maurice Collangettes, et le moine bénédictin Dom Jean Parisot. D’après lui, ces derniers «prônaient la protection et le développement des traditions musicales du Levant dans le respect de leurs normes authentiques».

Complète déliquescence


En plus de ce problème identitaire, le conférencier a déploré également la prévalence du critère quantitatif au détriment du critère qualitatif dans la gouvernance de cette institution depuis 1990, hormis la parenthèse de Bassam Saba, qui a tenté de restructurer l’institution sur des bases respectueuses des traditions autochtones et des critères qualitatifs, et le projet mené par Walid Moussallem de construction d’un complexe musical consacré à l’enseignement musical supérieur à Dbayé, financé par un don chinois. Alain E. Andrea a souligné que c’est précisément le déficit qualitatif qui a fait qu’au moment de la crise économique, et avec le départ des musiciens européens, le conservatoire est apparu dans une posture de complète déliquescence, à l’image de l’État libanais.

Au-delà du conservatoire

En outre, le conférencier a souligné le rôle bénéfique des institutions privées (les trois universités maronites, UA, USEK et NDU, dotées de facultés musicologiques et d’écoles de musique, de même que les centres d’archivage AMAR et CPML et les festivals) dans le développement des musiques d’art dans la société libanaise. Quant aux festivals et les entités qui programment actuellement des concerts de musique d’art au Liban, il précise que «si un grand effort a été réalisé depuis le Festival de Baalbek des années 1960, le Festival al-Bustan des années 1990 et le festival Beirut Chants des années 2010, pour programmer des concerts de musique d’art européenne de qualité, il est nécessaire de noter d’abord que la part de la vraie tradition musicale artistique levantine monodique modale est dérisoire dans ces programmes, alors que la musique de variété y prend une part croissante».

Il regrette finalement qu’en conséquence de l’effondrement économique du pays, ces festivals n’ont plus les moyens de faire venir des musiciens européens de premier plan et que souvent «on se rabat sur des musiciens européens plus qu’ordinaires et des musiciens et des orchestres libanais à l’image du Liban déliquescent actuel». Alain E. Andrea se demande en guise de conclusion: «Peut-on faire l’économie de la qualité dans ce domaine, après avoir fait l’impasse sur l’authenticité culturelle?».

Le débat (en présence et en ligne) qui a suivi et qui a été modéré par Nathalie Abou Jaoudé, cheffe du département de musicothérapie à la FMM, a permis d’esquisser quelques voies thérapeutiques, visant à renforcer la qualité de l’enseignement et des pratiques musicaux et assurer la diversité et l’inclusion de ces deux importantes expressions musicales au Liban que sont la musique d’art monodique modale et la musique d’art polyphonique tonale.
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