Des visages masqués et des corps mis à nu
Qu’a voulu faire Bélinda Ibrahim quand elle a convié 119 plumes célèbres et moins célèbres à préparer le festin de l’amour, dans L’Amour aux temps du Covid? Un festin pour lequel on se rend la plume et le visage masqués à cause de la pandémie, sans avoir peur de mettre son cœur et son corps à nu. Pourquoi a-t-elle choisi le principe du cadavre exquis, inventé par les surréalistes et défini par André Breton dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme (1938)? Face au danger de mort représenté par le Coronavirus, devient-il plus facile de coucher son moi intime sur le papier et de dévoiler son inconscient, sa libido en libérant le sentiment le plus inhérent à notre vulnérabilité?

Lors du lancement du livre au club privé Tribu.

Le choix du cadavre exquis et du paratexte

Ce jeu littéraire qui s’est étendu aux arts graphiques et au cinéma consiste à écrire une phrase ou un texte et lui donner suite par les autres sans tenir compte des extraits précédents. Le premier exemple de ce genre, en l’occurrence du cadavre exquis, est publié par André Breton en 1925. Dans la communauté des surréalistes, quelqu’un avait écrit le substantif «cadavre», un autre l’adjectif «exquis» sans voir le nom; un troisième le verbe «boira» et ainsi de suite jusqu’à composer la phrase: «Le cadavre exquis boira le vin nouveau.» Cela n’est pas sans rappeler l’écriture automatique inspirée de la psychanalyse. L’objectif de cette méthode surréaliste est de dévoiler des ressemblances et des rapprochements surprenants. C’est une technique qui se moque des techniques, des plans préconçus, afin de favoriser l’écriture libre où l’émotion prendrait le pas sur la raison. «Plus les rapports de réalité rapprochés seront lointains et justes, plus l’image sera forte», déclare André Breton dans Le Manifeste du surréalisme.

Le titre de L’Amour aux temps du Covid est inspiré du roman du prix Nobel de littérature Gabriel Garcia Márquez, L’Amour aux temps du choléra. C’est l’histoire d’un télégraphiste poète et paumé qui tombe amoureux d’une collégienne belle à damner un saint. Florentino et Fermina s’aiment passionnément pendant trois ans, mais la ravissante jeune fille préfère épouser un médecin brillant et s’offrir une vie bourgeoise. Elle finit par plaquer le télégraphiste poète. Poignardé par sa trahison, Florentino sort de sa torpeur et travaille sans relâche pour se faire une fortune et reconquérir sa bien-aimée. Il se transforme en séducteur redoutable et ne compte plus les aventures sexuelles. Cependant, son cœur ne bat que pour Fermina. Cinquante ans après, il s’accroche éperdument à elle, d’où le choix judicieux de l’exergue du livre L’Amour aux temps du Covid.

Lire un roman avec une intrigue plus ou moins claire et s’identifier à des personnages précis dont on suit le parcours, de l’incipit à l’excipit avec les péripéties et les rebondissements qui constituent la trame de leur existence, n’est-il pas plus prenant que les fragments d’un long texte dédié à l’amour et à la maladie du siècle? Dans ce contexte, on se souvient de Last Seen de Bélinda Ibrahim, un journal d’inspiration autobiographique qu’il est difficile de ne pas lire et relire à chaque fois qu’en proie à la maladie d’amour, on se trouve en quête d’exutoire, de partage authentique et d’identification. Mais c’est négliger que L’Amour aux temps du Covid recèle un immense bouquet de confessions, que l’intrigue est annoncée dès le début, dans le titre, la préface et la quatrième de couverture: comment faire face à deux maladies, l’une paradoxale et souhaitée et l’autre dangereuse et capable de tuer, a fortiori quand elles se déclarent ensemble? L’intérêt n’est plus porté vers les héros du roman selon une construction romanesque classique, mais vers toutes les personnes héroïques qui ont partagé leurs faiblesses, leurs échecs, leurs souffrances et leurs victoires. Leur victoire sur les deux maladies? Ou leur triomphe sur la maladie infectieuse grâce à l’effet parfois miraculeux de la maladie amoureuse? Ou leur perte causée justement par cette dernière qui, en manquant à ses promesses, entraîne la déception, le choc, l’agonie...?

La chronologie s’inscrit durant le pic de la pandémie qui a chamboulé le monde entier, pendant deux ans. Les lieux deviennent tous semblables, des maisons-prisons pour se protéger. Les 119 narrateurs et narratrices partagent le même sort, mais le vivent plus ou moins différemment. Interrogée sur la cohérence du récit, sur sa force malgré sa disparité, l’éditrice confirme avoir respecté le principe des surréalistes concernant la structure du cadavre exquis, sans avoir touché à l’ordre ou plutôt au désordre initial, ni modifié des mots, ni inventé des transitions, «le lien étant l’amour».

La couverture du livre "Coeur brisé" est peinte par Zeina Nader

Les deux maladies

Quels sont ces liens magiques qui poussent des auteur.e.s célèbres et des artistes amateurs à se prêter au jeu de l’amour, de la mort et du hasard, en mettant leur cœur et leur corps à nu? La thématique s’articule autour de deux maladies qui se livrent une guerre sans merci. Le fil conducteur et implicite, c’est la réflexion sur un mal nécessaire et parfois salutaire et un autre résultant du saccage de l’environnement, de la perversité des humains et peut-être du courroux du ciel.

L’amour est une maladie addictive monopolisant tout l’être au point de le détourner souvent de toute autre activité ou source de joie à part l’objet aimé. La Covid est une infection dangereuse pouvant entraîner le décès des patients vulnérables. Quand on contracte ces deux maladies ensemble, nous sommes confronté.e.s à plusieurs situations. L’amour par son pouvoir puissant et dévastateur, fournirait à l’amoureux ou à l’amoureuse une énergie décuplée et une force pour lutter contre la Covid. Les hormones sécrétées grâce à l’amour peuvent renforcer l’immunité de l’être au point de le munir d’une endurance à toute épreuve. Tous les miracles deviennent alors possibles. En revanche, dans d’autres cas, la passion peut pousser les malades d’amour à multiplier les bêtises et les risques, à braver toutes les lignes rouges au point d’être contaminé.e.s par la Covid et de risquer leur vie pour avoir fait fi des gestes barrières. Dans son aspect virulent, laquelle des deux maladies est plus dangereuse? Être atteint de la fièvre covidienne et ne pouvoir s’en sortir même après les souffrances physiques les plus atroces et les traitements les plus sévères, ou être atteint de la fièvre amoureuse et ne pas pouvoir s’en sortir au plus fort de la douleur, de la dépendance, de blessures narcissiques aiguës et d’atteintes graves à la dignité et à l’estime de soi?


La dimension ludique

Devant cette panoplie de cœurs et de corps déchaînés, on est tenté de faire tomber les masques et se lancer dans une enquête littéraire pour deviner qui a écrit tel texte. Pour les lecteurs et les lectrices averti.e.s, pouvoir reconnaître le style d’un.e écrivain.e, déchiffrer la terminologie d’un penseur ou d’une poétesse qu’ils, qu’elles apprécient ou connaissent, correspond à un exercice cérébral ludique. C’est se livrer à un voyeurisme subtil puisqu’il est question de déshabiller l’âme et les mots. En lisant les différents témoignages, on est poussé à décortiquer la moindre phrase pour calmer l’obsession qui nous taraude l’esprit: l’amour fait-il plus d’heureux que de malheureux? Et qu’en est-il de la Covid, cette maladie qui a fauché quinze à dix-huit millions de victimes dans le monde? Lui arrive-t-elle paradoxalement de réunir au lieu de séparer? Pousse-t-il des fleurs à ces épines assassines, comme inviter à la paix après les malentendus, susciter des rencontres originales aux moments les plus imprévus, réconcilier des couples, créer des interdits pour pimenter et aiguiser les rapports? Tout y est dans ce livre. On y trouve des séparations forcées autant que de poignantes retrouvailles après les hôpitaux, les soins, les voyages au bout de la nuit. De même, les relations virtuelles peuvent parfois installer un nouveau style de vie basé sur la correspondance et sur la diversité des modes d’expression langagière: «Un seul être vous parle et tout est repeuplé», semble être la nouvelle hantise, n’en déplaise à Lamartine. Les partenaires ressemblent à des extraterrestres rescapé.e.s d’une autre planète avec leurs drôles de têtes. Leur visage se limite au regard et les relations suivent un rythme inverse que celui répandu sur terre. La bouche, l’haleine, la salive constituent les nouvelles frontières, les lignes rouges à ne jamais approcher. Le rapport opposé s’établit dans la relation Éros contre Thanatos popularisée par Freud qui devient dans nombre de cas Éros = Thanatos.



L’étude comparée des styles selon les genres s’impose

L’étude comparée qui s’installe spontanément entre les 119 textes nous offre une palette de ressemblances et de divergences imposant des nuances pour observer les effets de l’amour et de la Covid chez les uns et les autres. Malgré toutes les disparités, les malades de l’amour semblent tous et toutes attaché.e.s à leur aliénation, qu’aucun.e n’échangerait pour toute la liberté du monde. L’enjeu c’est de savourer chaque texte, de comparer les similitudes, d’interroger les dissemblances avec leur lot de gradations. Les hommes en général utilisent le lexique de l’érotisme, les femmes expriment une sensualité rarement débridée, bien que toutes les plumes soient protégées par le masque de l’anonymat (les témoignages ne sont pas signés, les noms des auteur.e.s figurent seulement par ordre alphabétique). Ainsi, une plume masculine dira: «Viens planter tes liqueurs au fond de mon palais, sur les bouts de tes seins je veux les embrasser, sur ta lune chatoyante, j’entends pousser des fleurs.» (p. 29) Dans un autre fragment, au paroxysme du désir, une femme écrira: «'Prends-moi.' Je le supplie, haletante.» En revanche, une autre confession écrite par une femme dévoilera le caractère machiste de l’homme à travers une image métaphorique: «comme une femme tombée entre les mains d’un fou, capturée, réduite au silence, immobilisée, pénétrée, secouée, souillée, étranglée, brûlée puis jetée à la mer.» (p. 118)

À l’approche de Noël, on recroit au mythe de l’enfance, au paradis perdu, et nous osons sortir de nos carapaces pour nous réchauffer dans les bras de l’amour. Toute cette extra consommation, qui se décline en cadeaux à offrir, n’est là que pour simuler, représenter la générosité infinie de l’amour. L’amour qui unit deux êtres leur promet des surprises, de l’excitation, de l’exaltation. Il les porte d’émotion en émotion et les laisse ébloui.e.s comme des mômes. Tout le monde est épaté devant un gros paquet appelé l’amour qui emballe nos vœux exaucés. Quelqu’un nous attend, nous entend, nous voit, devient notre âme sœur. Ses bras sont notre refuge, notre maison, notre toit. L’appel de l’amour même s’il est pour pour la première fois perverti universellement en appel à la mort, garde son charme et nous fait croire à la victoire. Car l’hymne à la vie qu’il chante est plus puissant que tous les Dies irae dies illa. Rien ne peut détrôner l’amour ni éclipser son éclat, sa chaleur.

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