Au Liban, le sort des détenus suspendu à une interminable grève des juges
"Certains juges atteints de maladies chroniques n'arrivent même plus à se procurer les médicaments nécessaires", affirme à l’AFP un magistrat ayant requis l’anonymat.

La grève des magistrats n'est qu'un des exemples du délitement des institutions publiques au Liban depuis trois ans dans le pays, où établir un passeport, réaliser une transaction immobilière ou obtenir une décision de justice relève désormais du miracle.

Youssef Daher, un chauffeur de taxi détenu sans aucune inculpation, attend depuis des mois sa libération: la grève ouverte des juges depuis août, en raison de la crise économique, paralyse l'ensemble du système judiciaire

Chaque jour, Youssef écrit sur WhatsApp à son avocat depuis sa prison de la ville de Tripoli (nord) pour lui demander si la grève des juges est terminée.

Il a été arrêté, il y a huit mois, par les forces de sécurité pour avoir transporté dans son taxi un homme accusé d'un enlèvement.

Aucune accusation n'ayant été portée contre lui à l'issue de l'enquête, son avocat a présenté une demande de libération.

Mais il attend depuis des mois que son dossier soit traité, la grève des juges -- la plus longue de l'histoire du Liban -- paralysant les décisions judiciaires.

"Ma famille n'a plus aucun gagne-pain, et ne vit plus que grâce aux aides" d'associations caritatives, déclare-t-il à l'AFP depuis la prison.

Pour Youssef, 36 ans, le plus dur est que sa femme et leurs trois enfants ne peuvent pas lui rendre visite en prison, du fait du coût élevé des transports.

Depuis le début de l'effondrement économique en 2019, les fonctionnaires mènent des grèves à répétition pour protester contre la dépréciation de leur salaire, la monnaie nationale ayant perdu 95% de sa valeur par rapport au dollar.

A la mi-août, les juges ont rejoint le mouvement. Une augmentation des salaires des fonctionnaires, qui devraient tripler, a été approuvée par le Parlement mais n'est pas encore entrée en vigueur.

Privés de soins médicaux

"Les juges ont été contraints de lancer cette grève, car leur situation financière et sociale est devenue insupportable", explique à l'AFP un magistrat qui a requis l'anonymat. "Un juge en milieu de carrière touche entre six et sept millions de livres libanaises, soit environ 160 dollars", déplore-t-il.


"Comment un juge peut-il vivre avec sa famille avec un tel salaire ?", se demande-t-il, soulignant que les aides pour la scolarité des enfants et les prestations médicales ont également fondu en raison de l'effondrement de la livre.

"Certains juges atteints de maladies chroniques n'arrivent même plus à se procurer les médicaments nécessaires", affirme-t-il.

Les magistrats protestent aussi contre l'état de délabrement et la médiocrité des services dans les palais de justice.

Plusieurs d'entre eux racontent à l'AFP qu'ils sont désormais obligés d'acheter leurs stylos et le papier, et que leur tribunal subit des coupures de courant permanentes et est laissé sans aucun entretien.

Même avant la grève, la bureaucratie au sein du système judiciaire libanais retardait le traitement des affaires et la délivrance des jugements définitifs, mais la situation est devenue ingérable.

Il y a deux mois, les forces de sécurité ont arrêté un jeune Syrien, accusé de trafic de drogue. Il n'a pas encore fait l'objet d'une enquête et aucun mandat d'arrêt n'a été délivré à son encontre, affirme à l'AFP son avocate, Jocelyne al-Rai.

Une source au tribunal de Baabda, près de Beyrouth, indique que 13 prisonniers ayant purgé leur peine il y a deux mois et demi sont toujours en prison, les instances pénales ne se réunissant pas pour signer leur élargissement.

"Environ 350 personnes sortaient de prison chaque mois (...), contre seulement 25 à présent", indique cette source, expliquant que la plupart ont été libérés après "l'intervention de médiateurs auprès des juges pour qu'ils statuent sur leurs dossiers".

Ce phénomène a exacerbé la surpopulation carcérale et "les charges pesant sur les administrations pénitentiaires", a-t-elle ajouté, notant une augmentation significative des évasions.

Le Liban compte environ 8.000 prisonniers, la plupart en attente d'une décision judiciaire.

Malgré la grève, certains tribunaux continuent de fonctionner, notamment le tribunal pénal de Beyrouth, qui a condamné jeudi un trafiquant de drogue notoire syro-libanais, à sept ans de prison avec travaux forcés.

Source: AFP
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