Y a-t-il une culpabilité libanaise ?
©la culpabilité peut ronger certains sans ronger d’autres.
Liban, « d’où vient ton mal, à vrai parler ?
Connais-tu point pourquoi es en tristesse ? ».
En être réduit à paraphraser Charles d’Orléans, en notre enfer quotidien, peut donner une idée de l’extrême déconfiture du pays ! Nous n’avons pas eu assez de courage pour incriminer la classe politique qu’à chaque échéance nous reconduisons au pouvoir ? Alors que c’est de ce manquement à l’intégrité morale   que découle notre culpabilité libanaise ; j’entends cette culpabilité qui ne nous ronge pas.

Comme dans un roman d’Agatha Christie, le Liban est facilement pris pour le « coupable presque parfait » (1). Rien qu’à passer en revue les critiques adressées à son régime politique archaïque, à son laissez-faire économique, à la corruption de ses élites financières, à la frivolité de ses nuits citadines, etc., il ne lui reste qu’à faire un acte de contrition publique. Notre pays peut tout aussi bien reconnaître ses torts aux portes de la Ligue arabe ou à une audience décisive devant un tribunal ad hoc !

L’État libanais doit donc rendre son tablier, du moment qu’il n’arrive plus à assurer une saine gouvernance des affaires publiques. Une conférence internationale s’impose, une tutelle économique, une occupation étrangère (non-syrienne de préférence), un « mandat militaire » à l’ombre du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies … et tant pis pour le sacro-saint principe de la souveraineté nationale.

Devant une Cour de justice, le Liban peut cependant plaider les circonstances atténuantes, et imputer ses échecs aux Israéliens ou aux Arabes, ceux-là mêmes qui l’avaient dépecé et qui se gaussent de ses malheurs. Or nous portons tous une part de responsabilité dans ce qui nous arrive. Pour nous dédouaner aux yeux du monde et de l’Histoire, nous ne pouvons continuer à nous défausser sur nos voisins. Quand aurons-nous assez d’assurance et de discernement pour incriminer la classe politique qu’à chaque échéance nous reconduisons au pouvoir ?

la culpabilité peut ronger certains sans ronger d’autres.

Comment sommes-nous tombés si bas ?

Nous n’avons jamais eu le sens de l’État ; nous n’avons jamais transcendé nos divisions communautaires, pas plus que nos intérêts individuels. Et de cette défaillance, nous sommes conscients ! J’en veux pour preuve la frénésie avec laquelle les utilisateurs des réseaux sociaux se gargarisent d’une adresse du commandant De Gaulle aux jeunes Libanais, adresse qui pointe du doigt nos vices et déficiences. Ce discours de fin d’année, prononcé en juillet 1931 au Collège secondaire des pères jésuites, rappelait la nécessité du « dévouement au bien commun ». Pour l’officier perspicace qui n’allait pas manquer de se distinguer, il fallait « créer et nourrir un esprit public, c’est-à-dire la subordination volontaire de chacun à l’intérêt général ».

En fait, le futur grand homme d’État demandait l’impossible, non seulement aux Libanais en tant qu’individus, mais à la société fragmentée, sinon grossièrement rapiécée, qui les a engendrés, et qui est la nôtre. Le modèle jacobin, prévalant en France, n’était pas approprié, quoiqu’il comportât depuis son « lancement » certains aménagements relatifs au statut personnel. On ne fait pas exécuter à un aveugle des exercices de funambule même si le câble est tendu à petite hauteur plutôt qu’à moyenne ou grande.

Aussi ne faut-il pas exiger de nos concitoyens ce qui est au-delà de leurs possibilités. Subordonner leurs intérêts particuliers à l’intérêt général, ils en sont franchement incapables ! C’est entendu, mais ne sont-ils pas pour autant responsables du malheur qui les frappe ?

Karl Jaspers et la conscience tourmentée

À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, quand l’Allemagne était au banc des accusés, le philosophe Karl Jaspers (2) s’était posé la question de savoir si toute la population de son pays devait payer pour les crimes des nazis qui, au pouvoir, avaient semé la dévastation tous azimuts. Sommes-nous en mesure d’extrapoler ? Pouvons-nous demander pourquoi le peuple libanais dans son intégralité doit-il payer pour les méfaits de quelques caïds, aussi haut placés fussent-ils ?


Inutile de recourir à une astuce rhétorique en disant que nos pauvres compatriotes étaient « responsables mais non coupables » (3). De même, est-il faux de les présenter comme les victimes innocentes des seigneurs de guerre, des cabochiens, des trafiquants et autres profiteurs. Car leur culpabilité découle, comme le dit le philosophe allemand, de leurs manquements à « la solidarité absolue qui nous lie à tout être humain comme tel » (4). Et cette culpabilité pèse sur nous tant que nous restons « inactifs face à l’oppression et l’injustice, lorsque nous ne nous sentons pas concernés par la souffrance d’autrui ». Nous avons tous sans exception laissé faire les milices et les agioteurs ! Et l’on n’est pas innocent lorsqu’on détourne le regard ni lorsqu’on se croise les bras. Dans cette arène où l’engagement prévaut, on est coupable du moment qu’on ne prend pas de risque pour les libertés.

Une culpabilité qui ne ronge pas les Libanais

Difficile, mes compatriotes, de plaider, en l’espèce, votre bonne foi. À chaque échéance législative, vous avez délégué au Parlement à peu près les mêmes figurants, quand ce n’était pas leurs comparses aux lourds casiers judiciaires. Ce faisant, vous avez tacitement ratifié leurs méfaits et approuvé leurs nuisances. Et même si l’on veut épargner « the magnificent thirteen », les soi-disant contestataires qui ne se distinguent guère du lot, vous vous êtes indéfectiblement liés à vos zaïms, ces « garants de votre survie ». Et vous l’avez fait comme membres d’une horde primitive. Et sans état d’âme comme il se doit.

À l’aune de la pensée de Jaspers, « nous (Libanais) portons la responsabilité politique du régime qui est le nôtre, des actes de ce régime, du déclenchement de la guerre …, du caractère du chef que nous avons laissé se mettre à notre tête. C’est pourquoi nous avons à en répondre… »(5).

Oui, il y a une responsabilité libanaise et il ne suffit pas de battre sa coulpe pour se mettre hors de cause ou pour se blanchir. Par commission, omission ou intention, nous sommes tous coupables quelque part. Et notre dénominateur commun ne saurait être qu’une « identité de contrition » (6).

Youssef Mouawad
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  1. L’expression est empruntée à Pascal Bruckner, Un coupable presque parfait : la construction du bouc-émissaire blanc, Grasset, 2020.

  2. Karl Jaspers, La culpabilité allemande, Éditions de Minuit, Paris, 1948, pp. 143-6.

  3. La paternité de cette distinction revient à Georgina Dufoix, ministre des Affaires sociales, (affaire du sang contaminé, les années 1980)

  4. Karl Jaspers, op. cit., p. 132

  5. Ibid., p.146

  6. L’expression est également empruntée à Pascal Bruckner.

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