Justice libanaise: peut-on reconquérir ce champ perdu?
Les relations s’enveniment… Non seulement entre l’exécutif et le judiciaire, mais aussi entre les différents acteurs du corps judiciaire. La réunion tant attendue du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) a fait, mardi, long feu. Tous ses membres ont répondu présent, y compris leur président, Souheil Abboud. Cela n’a cependant pas suffi pour qu’une décision soit prise au sujet des deux points à l’ordre du jour, à savoir le décret de nominations de magistrats à la tête des chambres de la Cour de cassation et la désignation d’un juge suppléant à Tarek Bitar, chargé d’instruire le dossier de l’enquête dans l’affaire de l’explosion du 4 août 2020.

Probablement reportée (rien ne le confirme encore), la réunion avortée a provoqué un courroux auprès des familles des personnes détenues depuis plus de deux ans dans le cadre de l’enquête sur le port, bloquée à cause des recours présentés contre le magistrat Bitar. Une plainte « pour entrave à la justice » a ainsi été déposée contre le juge Abboud, devant l’Inspection judiciaire, par l’ancien directeur général des douanes, Badri Daher, arrêté dans le cadre de l’affaire du port. Une première dans l’histoire du Grand Liban, puisque depuis 1920, jamais aucun président d’une Cour de cassation n’a été convoqué par l’Inspection judiciaire. Interrogée par Ici Beyrouth, l’avocate de M. Daher, Rima Soulaimane a accusé le président du CSM «d’empêcher volontairement et expressément la nomination d’un suppléant», au moment où «lui et tous les membres du CSM ont précédemment exprimé un avis favorable à ce sujet, mettant en avant des raisons humanitaires».

Mardi dernier, le juge Abboud avait décidé de boycotter la réunion convoquée par le ministre de la Justice, Henry Khoury, pour protester contre les ingérences politiques dans les affaires de la justice. Le vice-président du CSM, Ghassan Oueidate, s’est également retiré de la séance, lorsqu’il a été question de procéder à la nomination d’un juge suppléant. Son retrait, ainsi que l’absence du président, ont provoqué un défaut de quorum. La réunion a été alors reportée au mardi 18 octobre, sans pour autant aboutir, quand bien même le quorum requis (6 membres sur 10) pour l’ouverture de la réunion a été atteint. Rappelons que trois sièges du CSM sont vacants à cause du départ de magistrats à la retraite, sans qu’il ait été possible de pourvoir à cette vacance. La cause ? Le refus du ministre sortant des Finances, Youssef Khalil, de signer le décret de nomination des présidents des chambres de la Cour de cassation, contraire, d’après lui, à l’esprit du pacte national, pour ce qui a trait à la parité islamo-chrétienne. Toutefois, la compétence du ministre des Finances est, rappelons-le, purement administrative lorsqu’il s’agit de signer un tel décret qui n’affecte aucunement, dans ce cas précis, les finances de l’État. D’après la Constitution, un ministre qui refuse de signer un décret exerce son droit. Or cette compétence n’est pas absolue. Il s’agit d’une compétence dite ‘liée’, presque administrative. Le ministre est donc tenu de signer ce décret, l’Exécutif étant censé donner suite aux décisions du Conseil supérieur de la magistrature si l’on considère que la justice est indépendante. M. Khalil semble par conséquent vouloir éviter toute procédure visant à compléter la composition de l’assemblée plénière de la Cour de cassation qui pourrait éventuellement statuer sur les recours présentés contre le juge Bitar.

« Le juste, la justice et son échec »


Du conflit qui oppose le ministre sortant de la Justice, Henry Khoury, à la magistrature, l’on retient un enjeu principal : celui de la survie du pouvoir judiciaire. « Je peux vous assurer, dans ce contexte, que ce n’est pas le ministre Khoury qui va obtenir gain de cause », a déclaré à Ici Beyrouth, une source judiciaire. Cette confrontation se manifeste, depuis un certain temps, à plusieurs niveaux, notamment depuis que le garde des sceaux a convoqué les membres du Conseil supérieur de la magistrature à une réunion, pour laquelle il a fixé l’ordre du jour. Une disposition qu’il a prise en application de l’article 6 du Code de procédure judiciaire et qui est fortement contestée par les juristes, puisque considérée comme allant à l’encontre du principe de la séparation des pouvoirs. L’article en question autorise le ministre de la Justice à convoquer le CSM à une réunion dont il peut fixer l’ordre du jour. Cependant, cet article de loi n’a jamais été appliqué.

Devant le tollé qu’a suscité cette affaire, un clash a éclaté entre les pouvoirs exécutif et judiciaire. Aujourd’hui, et en raison de cette situation, les familles des victimes de l’explosion du port et celles des personnes détenues dans le cadre de l’enquête se sont dissociées, les premières appelant à libérer le magistrat Bitar de l’emprise des recours portés contre lui et refusant catégoriquement sa substitution, les autres sollicitant, au contraire, la désignation d’un juge suppléant.

 
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