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Les archives de la Sigurimi, service de renseignement de l'ancien dictateur albanais Enver Hoxha, n'en finissent pas d'empoisonner la vie politique du pays, et continuent à livrer leurs secrets. Près de 20 millions de documents révèlent la paranoïa et la chape de plomb qu'imposait le dirigeant à son pays, qui considérait tous les étrangers comme des dangers potentiels. 

Depuis 2017, le petit pays des Balkans permet à ceux qui le veulent d'exhumer leurs fichiers des entrailles de la Sigurimi (AFP)

 

 

Trois décennies après la chute du communisme en Albanie, les dossiers montés sur des milliers d'ennemis supposés du régime par la redoutable police secrète de l'ancien dictateur Enver Hoxha livrent leurs secrets au compte-goutte.

Depuis 2017, le petit pays des Balkans permet à ceux qui le veulent d'exhumer leurs fichiers des entrailles de la Sigurimi, services de renseignement du dictateur paranoïaque.

"Continuer à se taire sur le passé, c'est continuer à obéir à la morale de la dictature, continuer à perdre ses repères moraux", dit à l'AFP le grand écrivain albanais Ismail Kadare, le premier à demander son dossier.

Une Autorité indépendante est chargée de guider les requérants. Pour l'heure, des milliers d'Albanais ainsi que des dizaines d'étrangers ont osé se confronter au passé.

Parmi eux, Luc Bouniol-Laffont, directeur de l'auditorium et des spectacles au musée du Louvre, qui fut attaché culturel à l'ambassade de France à Tirana de 1988 à 1990.

Son dossier fait 774 pages. "C'est passionnant et aussi terrifiant de voir comment la police politique a fait du jeune homme de 25 ans que j'étais alors, simplement curieux et ouvert aux autres, un espion dangereux, menaçant même la sécurité du régime", raconte-t-il à l'AFP.

La Sigurimi avait mobilisé des dizaines de personnes pour "créer de toutes pièces un scénario totalement imaginaire, digne tantôt d'un film d'espionnage, tantôt d'un roman tragi-comique", relève-t-il.

D'autres se refusent à effectuer une démarche trop douloureuse. "Je ne veux pas voir mon dossier", dit à l'AFP Cerciz Loloci, journaliste albanais de 62 ans. "J'ai peur d'apprendre avoir été trahi par un proche ami, ce qui me ferait très mal au coeur".

Gentiana Sula, directrice des archives de la Sigurimi, souligne à quel point elles témoignent de la dureté du régime.
Une violence politique extrême

Dans le pays de moins de trois millions d'habitants, plus de 100.000 ont été internés dans des camps, 20.000 emprisonnés et 6.000 sont morts ou disparus entre 1944 et 1991. (AFP)

 

 

"En comparant les dossiers de l'époque avec ceux de certains autres anciens pays communistes, (on voit que) la violence politique en Albanie était extrême", souligne-t-elle.

Dans le pays de moins de trois millions d'habitants, plus de 100.000 ont été internés dans des camps, 20.000 emprisonnés et 6.000 sont morts ou disparus entre 1944 et 1991.


La Sigurimi se servait d'indics volontaires ou recrutés de force pour surveiller les "ennemis intérieurs" et les étrangers en mission ou en visite en Albanie.

Dans l'enceinte sécurisée du ministère de la Défense, le bâtiment spacieux des Archives renferme dans son sous-sol des milliers de dossiers rangés dans des boîtes de fer comme autant de cercueils qu'il faudrait ouvrir.

Le sujet reste sensible en Albanie où l'accusation, même non étayée, d'avoir collaboré avec la Sigurimi est infamante.

Quatre salles sont remplies à bloc de documents écrits, microfilms, photos, preuves d'une "chape de plomb bien réelle", selon Irma Bataj, archiviste spécialisée dans le département étrangers.

Journaliste à la Société Radio Canada, Nadi Mobarak a obtenu en 2020 le dossier de son défunt père Melhem, chercheur d'origine libanaise passionné par l'histoire de l'Albanie où il se rendait fréquemment.

"On réalise dans leurs rapports le très haut niveau de méfiance et de paranoïa" du régime qui s'était fâché avec l'Occident mais aussi l'ex-URSS, la Chine et l'ex-Yougoslavie, déclare Nadi Mobarak à l'AFP.

Il cite un fonctionnaire de police au sujet de son père: "Je crois que sa venue en Albanie n’a rien à voir avec le tourisme. Il cherche plutôt à en savoir plus sur notre pays pour des intérêts étrangers. Il pourrait avoir été mandaté par les Américains ou les Yougoslaves".
20 millions de documents 

Selon les spécialistes, les archives comprennent plus de 20 millions de documents, soit plus de deux kilomètres linéaires de papiers. (AFP)

 

 

"Je suis convaincu que mon père aurait eu beaucoup de plaisir à éplucher les pages de ce dossier qui est le sien mais dans lequel lui n'aurait pas pu se reconnaître", poursuit-il.

Tous les étrangers, y compris les Albanais du Kosovo qui faisait alors partie de la Yougoslavie, étaient vus comme un danger potentiel. Ainsi, Ibrahim Rugova, leader historique de la lutte pour l'indépendance du Kosovo, avait-il eu droit à son dossier.

Dans la section des étrangers, plus de 90.000 fiches classées par ordre alphabétique renvoient à des milliers de pages. Les différents pays sont également affublés de surnoms, explique Mme Sula: le "Requin" renvoie aux États-Unis, la "Vipère" à l'ex-Yougoslavie et la "Branche" au Kosovo.

Selon les spécialistes, les archives comprennent plus de 20 millions de documents, soit plus de deux kilomètres linéaires de papiers.

Selon Gentiana Sula, les sous-sols contiennent les noms de plus de 10.000 indics qu'il faut traiter avec la plus grande prudence. Nombre d'entre eux ont été contraints à collaborer sous la torture, les pressions psychologiques ou les menaces contre les proches.

La police secrète continue encore aujourd'hui d'empoisonner la vie publique albanaise, médias et politiciens se répandant régulièrement en accusations et en rumeurs.

L'Autorité réclame un changement législatif afin de pouvoir enquêter sur ceux qui postulent pour des postes politiques ou publics, même les personnes ayant été déjà "vérifiées" par le passé, estimant que faute d'archives complètes, les recherches ne furent pas toujours rigoureuses.

Avec AFP
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