Après les distributeurs automatiques de billets (ATM), les crédits facilités et les guichets clandestins disséminés dans les ruelles de la banlieue sud de Beyrouth, l’institution al-Qard al-Hassan (AQAH), bras financier du Hezbollah, franchit une nouvelle étape : le commerce direct de l’or. Lingots, pièces et bijoux seraient désormais proposés à la communauté chiite, transformant l’or en un instrument de contournement des sanctions et de mobilisation de liquidités.
Il faut dire que la petite « association » de microcrédit qu’était AQAH dans les années 1980 est, au fil du temps, devenue une institution autonome qui gère des dépôts en cash, accorde des prêts sans supervision, installe ses propres ATM improvisés et offre un réseau informel de transferts.
Le tout, sans statut bancaire légal. Aujourd’hui, l’or s’inscrit comme une extension logique de ce modèle : un outil à la fois économique, social et politique. Dans un Liban où les dépôts sont gelés, où l’État est quasi paralysé et où le dollar domine toutes les transactions, l’or apparaît comme une valeur de refuge, tangible et rassurante. Pour AQAH, c’est surtout un instrument permettant de sécuriser des liquidités en dollars frais, indispensables au financement des réseaux du Hezbollah. Ainsi, et contrairement aux transactions bancaires, l’or laisse peu de traces, circule facilement et renforce une réserve stratégique à l’abri de toute surveillance. « C’est l’outil idéal pour une organisation sanctionnée », confie un expert en conformité bancaire. « Difficile à tracer, facile à liquider », ajoute-t-il.
Circuits d’approvisionnement
L’origine de ces stocks reste volontairement opaque. Plusieurs sources évoquent un approvisionnement multiple : une partie proviendrait de bijoutiers de la banlieue sud ou de la Békaa, étroitement liés à AQAH depuis des années. Une autre pourrait transiter par la Syrie, où un marché parallèle de l’or, alimenté par l’Iran, a prospéré depuis le durcissement des sanctions. À cela s’ajoute un troisième canal : le recyclage d’une partie de l’or déposé depuis plus de vingt ans par les emprunteurs d’AQAH comme garantie de leurs prêts.
Le phénomène suscite un intérêt croissant auprès des familles chiites, fragilisées par la crise financière et les conséquences des conflits régionaux. L’or devient pour elles un refuge, un actif tangible capable de résister à l’inflation et aux instabilités monétaires. Dans les faits, il fonctionne comme une « monnaie parallèle » dont la valeur est déterminée par le marché local et la demande communautaire, indépendamment des régulations officielles.
Ce phénomène inquiète, de fait, les milieux financiers. L’expansion d’AQAH dans le commerce de l’or réduit encore la base de dépôts potentielle des banques libanaises et contribue à la consolidation d’une économie parallèle, autonome, communautaire, qui se développe à l’abri de l’État. Selon un ancien banquier, « si AQAH continue sur cette trajectoire, nous aurons bientôt deux systèmes financiers distincts : l’un officiel, en ruines ; l’autre communautaire, solide, protégé et adossé à une milice ».
Politiquement, la situation est complexe. Le gouvernement libanais évite toute confrontation directe avec le Hezbollah, tandis que Washington observe de près, consciente que ce marché parallèle complique l’application des sanctions. L’extension du recours à l’or pourrait inciter les États-Unis à envisager un élargissement de leur régime de sanctions aux acteurs du marché du métal précieux, mais une telle mesure risquerait d’affecter un secteur économique déjà fragilisé.
Pour le Hezbollah, le commerce de l’or n’est pas uniquement une activité lucrative : il incarne un acte de souveraineté parallèle. Lingot après lingot, la milice consolide un système financier indépendant, qui cherche à se redresser malgré l’effondrement de l’économie officielle, les tensions régionales et les destructions subies par AQAH du fait de la guerre avec Israël.

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