Bahjat Rizk : «Je n’ai jamais imaginé passer 35 ans à l’Unesco»
Bahjat Rizk, ancien attaché culturel du Liban auprès de l'Unesco. ©Pascal Jabouille

Ici Beyrouth est allé à la rencontre de Bahjat Rizk, intellectuel et ancien attaché culturel du Liban à l’Unesco, à l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage. Il y dresse, notamment, le bilan de 35 années passées au sein de l’institution onusienne chargée de l’éducation, de la science et de la culture.

1990. C’était il y a 35 ans. Une année charnière. Nous sommes au lendemain de la chute du mur de Berlin, à la veille de celle de l’Union soviétique, et à la fin de la guerre civile libanaise qui tourmente le pays du Cèdre depuis quinze ans. Bahjat Rizk est alors un jeune Beyrouthin de 29 ans. Enseignant dans plusieurs universités anglophones et une école au Liban, il avait passé l’examen du barreau en tant que stagiaire et opéré son transfert à la cour d’appel.

Son père a été l’un des participants et rédacteurs des accords de Taëf – en 1989, destinés à ouvrir une nouvelle ère pour le Liban au lendemain de la guerre civile. Il avait également été nommé ministre de la Justice sous le gouvernement du Premier ministre libanais Salim al-Hoss. Une situation, raconte Bahjat Rizk, qui n’a pas toujours été facile à vivre. «Du fait de la participation de mon père à Taëf (…), il est devenu une cible. On nous a dynamité nos maisons, nos voitures, le bureau de mon père...», se souvient-il. Ce dernier ajoute par ailleurs que le Liban était alors dans «un état de désordre», expliquant que «les Libanais étaient soumis à une certaine forme de violence, mais nous particulièrement. Dans les familles politiques, on était habitués à ce genre de situation. Mais cette fois-ci, ça avait atteint une certaine limite et nous ne pouvions plus rester dans les régions de l’est».

Bahjat Rizk indique qu’un jour, l’ambassadeur du Liban auprès de l’Unesco d’alors, en poste à Paris, Adel Ismaïl, informe son père (qu’il connaissait bien) qu’une place se libère au sein de la délégation du Liban au sein de l’organisation onusienne. «Il a demandé à mon père si je voulais postuler. Mon père a répondu en insistant sur le fait qu’il préfère que ses enfants ne soient pas dans des institutions publiques pour qu’on ne croie pas qu’il y ait du népotisme», raconte-t-il. Bahjat Rizk finit par postuler de son plein gré et être recruté comme nouvel attaché culturel du Liban à l’Unesco.

Cette nouvelle vie, Bahjat Rizk ne l’avait cependant pas envisagée. «Je n’avais pas prévu de travailler à l’Unesco et de venir en France. Ma vie était déjà organisée au Liban, entre l’enseignement et le bureau d’avocat». Mais, dit-il, le contexte d’instabilités et de violences post-Taëf l’a poussé à déposer son dossier de candidature à l’Unesco. «Je me suis retrouvé privé de mon travail. Le palais de Justice ne travaillait plus. Le bureau d’avocats avait été complètement pulvérisé. Nos maisons à Faitroun, à Jezzine et à Sin el-Fil avaient été attaquées».

Bahjat Rizk insiste par ailleurs sur le fait que cette nouvelle vie au sein de l’Unesco ne devait, au départ, durer qu’environ une ou deux années, le temps que la situation se stabilise au Liban et qu’il puisse retourner à ses activités d’enseignant et retrouver son statut d’avocat. «On espérait, à cette époque, que ce n’était qu’une période de transition et qu’une fois les choses réglées au Liban, j’y reviendrai», explique-t-il. Mais la vie en a voulu autrement. «Je n’ai jamais imaginé passer 35 ans à l’Unesco», confie-t-il, indiquant par ailleurs que sa famille était à Paris avec lui à ce moment-là. «Après, ils sont tous rentrés. Mais il fallait un endroit où se replier pendant la guerre», précise-t-il.

«C’est une nouvelle vie qui commence»

Bahjat Rizk se souvient de son premier jour à l’Unesco : c’était le 9 avril 1990. Une date dont il est, selon lui, facile de se rappeler, coïncidant quasiment jour pour jour avec le 15e anniversaire du début de la guerre civile libanaise. «J’avais estimé que c’était comme un signe pour moi. Ce n’était pas une date anodine. Je me suis dit 'la guerre est terminée, je commence à l’Unesco, c’est une nouvelle vie qui commence’», raconte-t-il. Bahjat Rizk se souvient également du «climat d’optimisme» qui régnait dans le monde à ce moment-là, dans les mois qui ont suivi la chute du mur de Berlin. «C’était réjouissant d’être dans un espace où on voit que les choses changent. Certes, (le président libanais) René Mouawad avait été assassiné. Mais nous étions entrés dans une certaine période d’optimisme à l’échelle mondiale», explique-t-il.

«Je me suis acquitté de mes fonctions en fonction de ce que l’ambassadeur me confiait. Il y avait des dossiers qu’il fallait suivre», ajoute-t-il, insistant sur le fait que cet espace international lui rappelait celui de l’enseignement et de la culture. «J’étais vraiment motivé à effectuer ce travail», explique-t-il. «J’ai passé 10 ans à suivre les dossiers, à représenter le Liban à la décennie mondiale du développement culturel. On essayait de développer des thèmes où la culture faisait partie du développement autant que la politique et l’économie. On avait estimé que la culture commençait à jouer un rôle majeur dans la mondialisation», indique l’ancien attaché culturel.

Parmi les premières missions qui lui ont été confiées, représenter – avec une autre personne – le Liban en tant que chef de délégation dans une conférence ministérielle au Niger à l’occasion des 20 ans de l’Agence de coopération culturelle et technique. «Cela a été une découverte de la vie diplomatique», se souvient-il. "Pendant dix ans, les différents ambassadeurs (du Liban à l’Unesco, NDLR) m’ont confié des tâches de représentations et de participations assez actives. J’assistais également aux réunions politiques de l’Unesco», ajoute Bahjat Rizk.

En tant qu’attaché culturel, une journée type se partage, selon lui, entre le travail à l’Unesco (suivi des dossiers, réunions…) et les activités et contacts en lien avec la communauté libanaise en France. «Un attaché culturel doit faire du terrain», explique-t-il.

Parmi les événements qui l’ont marqué durant les 35 années qu’il a passées à l’Unesco : des manifestations culturelles, des visites de personnalités culturelles et artistiques dans l’enceinte de l’organisation onusienne, mais aussi la venue de différents chefs d’État, français et étrangers – durant le conseil exécutif ou la conférence générale de l’Unesco. Il évoque en particulier celle de l’ancien président sud-africain Nelson Mandela. «Il était tellement lumineux, tellement au-dessus, tellement naturel… il était comme magnétique. Vous sentiez tout de suite l’Histoire, et tous les autres devenaient pâles. Dans le théâtre qu’était l’Unesco, il y avait comme quelque chose qui se passait. Même si vous ne l’approchiez pas, il souriait, il y avait un éclat chez lui, une humanité dans sa voix et sa façon d’être», raconte-t-il.

Mais tout n’est pas toujours rose. Bahjat Rizk décrit également les difficultés en cas de conflit armé entre deux pays, et les relations entre les délégations. Il cite notamment l’exemple de l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990. «Nous sommes dans le même groupe géographique. J’étais ami avec les deux ambassadeurs. Ils étaient à couteaux tirés. À un moment donné, ils allaient presque en venir aux mains. Lorsque vous faites partie d’un même groupe géographique, c’est une situation très délicate. À ce moment-là, vous êtes dans un espace où ces personnes avec lesquelles vous entretenez des rapports humains, représentent des pays qui sont en guerre. Lorsqu’il y a un conflit, il déteint sur les représentants», indique l’ancien attaché culturel. Selon lui, l’Unesco est un «espace qui doit rester dans une certaine forme de neutralité (…) C’est du soft power. C’est de la politique qui doit rester contenue dans un certain cadre».

35 ans après, l’heure du bilan

«L’Unesco a été fondée après la Seconde Guerre mondiale : un espace fascinant où l’on a voulu voir un projet pour l’humanité. C’était toutefois un projet quelque peu utopique. Mais lorsque vous avez tellement de conflits culturels, vous en voyez les limites. C’est-ce qui m’a poussé à effectuer un travail d’intellectuel», indique Bahjat Rizk. «J’étais attaché culturel d’un pays où il n’y avait pas une référence littéraire sur ce qu’est la culture libanaise», ajoute-t-il.

Il commence dès 2001 – en plus de sa fonction d’attaché culturel à l’Unesco, et avec l’accord de sa hiérarchie – à travailler sur des projets afin de créer des outils de compréhension l’identité libanaise qui était, selon lui, «pas bien comprise». Il rédige des articles, mais aussi, et surtout, deux ouvrages. Le premier, «L’identité pluriculturelle libanaise» (collections Esquilles, 2001), a été publié à l’occasion du sommet de la Francophonie à Beyrouth cette année-là. Cet ouvrage lui a d’ailleurs valu une décoration de la part du gouvernement français (celle de Chevalier des Arts et des Lettres). Son deuxième ouvrage, «Monologues intérieurs», est paru en 2012.

Sa mission à l’Unesco désormais terminée, et maintenant retraité – tout en gardant le contact avec la communauté libanaise – Bahjat Rizk peut dresser le bilan de ces 35 années au sein de l’organisation onusienne. C’est chose faite, avec son dernier ouvrage «L’ambivalence du politique et du culturel : 35 ans au service de l’Unesco» (aux éditions Éric Bonnier, 2025), qui retrace «35 années d’observation au sein de l’institution, entre idéaux et désillusions». Il inclut également «Les paramètres d’Hérodote», un essai d’anthropologie politique à travers les récits d’Hérodote – le père de l’Histoire – et la charte de l’Unesco.

Avec ce nouvel ouvrage, Bahjat Rizk a une double démarche. «Je devais laisser un témoignage. Je ne peux pas partir comme ça, après 35 années passées à l’Unesco. Je voulais laisser une évaluation critique du travail de l’Unesco, et aussi l’aider à se réformer», explique Bahjat Rizk, indiquant par ailleurs qu’il n’était pas possible pour lui de faire ce travail tant qu’il était en fonction au sein de l’organisation onusienne. «Si je voulais aboutir à quelque chose, c’était intellectuellement. Au départ, je n’étais pas intéressé par une carrière politique ou une promotion sociale. Je me suis dit 'tu as vu, tu dois raconter', peut être que cela peut aider les autres», insiste le désormais ex-attaché culturel. Ce dernier indique par ailleurs ne pas chercher «à bousculer tout un système en essayant de donner des leçons», et conclut sur le fait qu’il souhaite, à travers cet ouvrage, de «proposer une réflexion qui accompagne. Je voulais relier le politique et le culturel. Je n’ai pas la prétention de faire de grands textes humanistes. Cela a déjà été fait».

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