Londres, la « base arrière » des Frères musulmans ?
©Ici Beyrouth

Lieu de refuge pour de nombreux membres et soutiens des Frères musulmans, la Grande-Bretagne a longtemps été considérée comme la « base arrière » de la confrérie. Comme dans d’autres pays européens, les Frères musulmans se sont installés en Grande-Bretagne au cours des années 1960.

Habitant principalement à Londres, ces membres sont issus de diverses branches nationales des Frères musulmans, comme les branches égyptienne, irakienne, syrienne, libyenne, tunisienne et palestinienne. Parmi eux, des étudiants et des réfugiés fuyant les persécutions de leur pays d’origine et occupant des places plus ou moins importantes au sein de la confrérie. À la fin des années 1990, les secrétaires généraux des branches syrienne, irakienne et tunisienne vivaient tous à Londres, dont Rachid Ghannouchi, le chef du mouvement Ennahda.

Chaque groupe va alors tenter de militer pour la cause de ses frères dans son pays d’origine, en organisant par exemple des événements, des collectes de fonds et des publications. Ils fonctionnent de manière indépendante les uns des autres et entretiennent parfois des rapports de rivalité.

Une trajectoire commune

Selon Lorenzo G. Vidino, auteur d’un rapport pour le gouvernement britannique sur les Frères musulmans daté de 2014 et publié en version synthétique en 2015, une des premières tentatives de coordination de ces différents mouvements remonte aux années 1970, lors de la fondation du Conseil islamique d’Europe à Londres par Salem Azzam, et de la Muslim Welfare House (MWH), fondée également à Londres par Ashur Shamis, membre libyen des Frères musulmans. Cette dernière sera dirigée par la suite par Kamal Helbawy, membre des Frères musulmans égyptiens, qui aurait, selon Lorenzo G. Vidino, adhéré à la confrérie dans les années 1950 et été envoyé un temps en Afghanistan. Il existe donc à cette époque des connexions entre les branches nationales de la confrérie, mais elles gardent cependant leur indépendance.

Membre de la branche égyptienne, Ibrahim Mounir va représenter la confrérie dans le pays, notamment en tant que superviseur général de Risalat al Ikhwan, le magazine officiel des Frères musulmans publié à Londres, mais également, entre 2020 et 2021, comme secrétaire général de l’Organisation internationale des Frères musulmans.

En 1997, la Muslim Association of Britain (MAB) est fondée et soutenue, selon le rapport, par des personnalités liées aux Frères musulmans, comme Kamal Helbawy (branche égyptienne), Anas al-Tikriti et Omar Hamdoun (branche irakienne), Azzam Tamimi et Mohammed Sawalha (branche palestinienne), El Amin Belhaj (branche libyenne) et Said Ferjani (branche tunisienne). Elle va se faire connaître en participant activement aux manifestations contre la guerre en Irak de 2003. Très active entre 2002 et 2006, son objectif est alors d’influencer le débat sur l’islam auprès des communautés musulmanes britanniques et des cercles politiques. Elle peut compter également sur ses liens avec la Jamaat-e-Islami, qui lui permettent de toucher de nombreux musulmans dans le pays.

Un objectif qu’elle partage avec d’autres organisations comme la British Muslim Initiative et la Fondation Cordoba. Chacune de ces organisations reste indépendante mais partage souvent des relations en commun. À l’époque, la MAB mobilisait facilement plusieurs milliers de personnes pour des événements, notamment contre la guerre en Irak, et avait tissé des liens avec les milieux politiques et médiatiques, notamment grâce à son influence au sein du Conseil musulman de Grande-Bretagne. La MAB est également membre du Conseil des musulmans d’Europe (CEM). La MAB, comme de nombreuses organisations proches de la confrérie, se défend de tout lien avec les Frères musulmans. Cependant, si de nombreux membres des Frères musulmans se sont impliqués dans l’organisation, elle fonctionne en toute indépendance, dans le sens où elle ne reçoit pas d’ordres d’une potentielle organisation internationale des Frères musulmans.

Une perte d’influence à partir des années 2010

La MAB a perdu une influence significative ces dernières années, en raison du départ de nombreux cadres des Frères musulmans (Helbawy, Belhaj, Ghannouchi…) vers leur pays d’origine lors du Printemps arabe, du rejet d’une partie des nouvelles générations musulmanes en Grande-Bretagne, des divisions internes et de la méfiance de l’État, ainsi que de l’essor en parallèle du salafisme. En 2014, elle ne revendiquait que 600 membres, huit maisons d’aide sociale et neuf antennes au Royaume-Uni. Les organisations gérées ou affiliées aux Frères musulmans ne compteraient, selon Lorenzo G. Vidino, que quelques centaines de militants et un certain nombre de sympathisants. Elles seraient en charge d’une douzaine de mosquées au Royaume-Uni.

Après le renversement du gouvernement Morsi en Égypte, plusieurs militants vont aller ou retourner en Angleterre afin d’échapper aux persécutions, comme Gomaa Amin, guide suprême adjoint des Frères musulmans. Sur place, il peut compter sur le soutien de plusieurs militants, dont la famille Haddad. Le père, Essam el-Haddad, est l’un des cofondateurs d’Islamic Relief Worldwide, et ses enfants vont mener des campagnes médiatiques pour défendre les Frères musulmans, notamment depuis les bureaux de World Media Service (WMS), une société créée en 1993 par Mohammed Ghanem, et qui publie le site web pro-Frères musulmans ikhwanpress.org. Ils organisent également des événements pour soutenir leur cause, mais peinent à rassembler du public.

À défaut de convaincre les foules, la branche égyptienne de la confrérie reste en contact avec ses membres toujours présents en Égypte et se rend régulièrement en Turquie pour assister à des réunions afin de coordonner ses activités avec d’autres Frères musulmans égyptiens. Elle travaille également sur le plan légal, en s’appuyant sur un réseau de cabinets d’avocats et d’experts en droits humains, dirigé par le cabinet londonien ITN Solicitors. Ils vont déposer une plainte contre le régime égyptien devant la Cour pénale internationale (CPI), qui sera rejetée en mai 2014, et mèneront plusieurs affaires devant diverses instances.

Dès lors, si Londres reste une terre de refuge pour plusieurs militants des Frères musulmans, elle ne peut être considérée à l’heure actuelle comme la « base arrière » du mouvement. Un constat partagé par Andreas Krieg, maître de conférences à la School of Security Studies du King’s College de Londres, pour qui le Royaume-Uni a depuis longtemps cessé d’être le « quartier général mondial » des Frères musulmans. « Après 2013, Istanbul est devenue le principal centre d’activité, aujourd’hui plus dispersé », affirme-t-il à Ici Beyrouth. « Certains cadres influents demeurent en Grande-Bretagne, mais ils font l’objet d’un contrôle bien plus strict depuis la révision menée en 2015 par le gouvernement britannique, laquelle n’avait trouvé aucune preuve de menace violente mais avait conclu que certaines orientations de la pensée frériste entraient en tension avec les valeurs britanniques. »

Une décision qui ferait suite, selon un rapport du Guardian, à la forte pression exercée par les Émirats arabes unis sur le gouvernement britannique. En échange de mesures contre les Frères musulmans, qu’ils exècrent, les Émirats auraient promis des investissements dans le pays de plusieurs milliards.

« Il est significatif que le Royaume-Uni ait également été la cible de campagnes de lobbying émiriennes visant à “sécuriser” les Frères musulmans et à convaincre Londres d’adopter la ligne dure d’Abou Dhabi, même lorsque les services de renseignement britanniques jugeaient la menace exagérée, voire inexistante », confirme Andreas Krieg.

Loin d’être une menace, l’influence des Frères musulmans au Royaume-Uni est aujourd’hui modeste, et reste davantage une influence transnationale que nationale, toujours orientée vers les pays d’origine.

 

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