L’Europe francophone et les Frères musulmans, entre fantasme et réalité
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Si la présence de membres et sympathisants des Frères musulmans en France et plus largement dans l’espace francophone européen n’est pas récente, le sujet n’a été introduit dans le débat public que récemment avec la publication du rapport sur l’influence en France des Frères musulmans en mai.

Un rapport qui a agité le débat public, entre récupération politique et menace potentielle, et qui aborde des sujets dépassant les simples Frères musulmans, alliant islam politique et salafistes. Également très critiqué, le rapport a été décrit par certains comme un fourre-tout qui peut prêter à confusion à un public français peu familier avec ces différents termes.

Une terre de refuge

Soumis à plus en plus de pressions et menaces dans leurs pays d’origine, les Frères musulmans se sont réfugiés en France, Belgique et Suisse à partir des années 1950, comme dans d’autres pays européens. L’objectif était alors avant tout une question de survie, à la fois politique et physique.

Sur place, « des individus issus de la mouvance des Frères musulmans vont découvrir des populations immigrées de culture musulmane, originaires principalement du Maghreb peu actives religieusement », explique à Ici Beyrouth, Franck Frégosi, directeur de recherche au CNRS et auteur de Gouverner l’islam en France (Seuil, janvier 2025).

Ces populations, souligne le chercheur, envisageaient alors de retourner par la suite dans leur pays d’origine, et n’avaient donc pas investi outre mesure le plan religieux. Mais l’instauration dans les années 1970 et 1980 de politiques de regroupement familial va changer la donne, ainsi que l’avènement de nouvelles générations nées sur place.

« Grâce à la présence d’étudiants socialisés dans le monde musulman, venus compléter durant la décennie 70-80 dans l’Hexagone leur formation universitaire initiale », souligne Franck Frégosi, « des groupes proches des Frères Musulmans vont ainsi tenter de proposer leur version de l’islam aux populations musulmanes locales en accompagnant le processus de structuration de l’islam (création d’associations, salles de prière, cours de religion…) qui commence à se mettre en place ».

En France, l’impact de l’UOIF

Les Frères musulmans vont s’investir en France dans les champs associatif et dans le dialogue avec l’État. Réfugié politique en France, l’érudit indien Mohamed Hamidullah, proche des Frères musulmans, va fonder en 1963 l’Association des étudiants islamiques de France. Par la suite, deux étudiants membres des Frères musulmans vont créer l’Union des organisations islamiques en France (UOIF) en 1983, qui deviendra Union des organisations islamiques de France en 1989. Cette association regroupe plusieurs associations musulmanes régionales, comme l’Association des musulmans des Alpes-Maritimes (AMAM).

Selon le rapport sur l’influence des Frères musulmans en France, la stratégie des Frères musulmans « repose sur un islamisme adapté au contexte occidental, favorisant une identité islamique sans confrontation directe ». Le rapport estime également que les Frères musulmans utilisent la rhétorique de l’islamophobie pour contester la laïcité et pratiquent régulièrement un « double discours » selon leur auditoire.

Dans les faits, l’UOIF va tenter de s’inscrire dans un cadre légal et d’être reconnue par les autorités françaises. Elle reste donc dans le dialogue, que ce soit pour faire avancer les sujets qui lui tiennent à cœur — comme lors de l’affaire des jeunes filles voilées du collège de Creil en 1989 — ou pour gagner en légitimité et respectabilité. Elle adapte ainsi son discours aux réalités françaises : le voile, la lutte contre l’islamophobie, la solidarité avec les musulmans à travers le monde, comme en Palestine ou chez les Ouïghours…

En 1993, suite à des attentats en France, l’UOIF affirme s’être distanciée des Frères musulmans et tente de lisser son image en s’associant aux initiatives du ministère de l’Intérieur. Dans les années 2000, l’organisation intègre le Conseil français du culte musulman (CFCM), une association placée sous l’égide du ministère de l’Intérieur et ayant pour but de représenter les musulmans auprès de l’État.

En 1992, l’Institut européen des sciences humaines (IESH) est créé près de Château-Chinon à l’initiative de l’UOIF. Spécialisé dans l’enseignement de la théologie musulmane et de la langue arabe, il a pour but de former des imams en France. En 1997, lors de la première cérémonie de remise des diplômes, Youssef Qaradawi, réputé guide spirituel des Frères musulmans, fait partie des invités. En plus de l’IESH de Château-Chinon, il existe cinq autres instituts en Europe, regroupés au sein de l’Union des Instituts européens des sciences humaines.

Parallèlement, l’UOIF s’investit dans l’éducation, avec l’ouverture de cinq écoles sous contrat avec l’État, comme en 2003 avec le collège Averroès à Lille et le collège Ibn Khaldoun en 2004 à Marseille. Au début des années 2010, l’UOIF se retire du CFCM et change son nom en Musulmans de France pour signaler sa distance avec les Frères musulmans.

Selon le rapport, Musulmans de France gère aujourd’hui 139 lieux de culte affiliés, ainsi que 68 considérés comme proches de la fédération, représentant ainsi 7 % des lieux de culte recensés. En plus des écoles sous contrat avec l’État, le mouvement compterait une soixantaine d’écoles hors contrat, ainsi que 280 associations. Toujours selon les estimations du rapport, il y aurait entre 400 et 1000 membres assermentés des Frères musulmans en France.

En Suisse, l’influence de la famille Ramadan

Alors que la répression contre les Frères musulmans fait rage en Égypte après la tentative d’assassinat ratée contre Nasser, Saïd Ramadan, gendre du fondateur des Frères musulmans Hassan al-Banna, s’installe en Suisse en 1958.

À la fois lieu sûr et central en Europe, le pays est une aubaine pour Saïd Ramadan, qui avait fondé la branche de la confrérie à Jérusalem. En 1961, il fonde le Centre islamique de Genève, qui devient l’un des premiers pôles de diffusion de la pensée des Frères musulmans en Europe. Il est d’abord financé par la confrérie et par le prince saoudien Fayçal, avant de continuer à fonctionner grâce à des donations diverses.

Ses fils, Tariq et Hani, vont perpétuer son héritage : le premier en intégrant le conseil de direction et le second en prenant la suite de son père à la tête du centre, tout en suivant leurs propres objectifs. Comme son frère Hani, Tariq Ramadan a toujours réfuté appartenir au mouvement. Cependant, sa thèse sur les « réformistes salafis », dans laquelle il regroupe al-Afghani, Abduh, Rida, Hassan al-Banna et Sayyid Qutb, n’a pas fait l’unanimité auprès de son université — certains professeurs estimant qu’elle faisait l’apologie des Frères musulmans.

Après ses études, il publie une trentaine d’ouvrages sur l’islam et se positionne comme défenseur d’un islam européen. Grâce à ses nombreuses conférences et publications, il va avoir une influence très forte dans les années 1990-2000, notamment auprès de la jeunesse musulmane en France, en Belgique et au Royaume-Uni. Sa force est alors de s’insérer dans les débats de ces pays sur les questions de citoyenneté, de laïcité et d’identité, tout en gardant une proximité intellectuelle avec son héritage frériste, mais de manière modernisée.

Dans les années 1990, il multiplie les conférences, notamment au sein de l’UOIF en France, où il est invité à de nombreuses reprises, mais également dans toute l’Europe. Il est alors accusé de pratiquer « un double discours » : l’un pour les Européens, l’autre pour les musulmans. Ainsi, il insisterait en public sur la nécessité pour les musulmans de s’intégrer en Occident, tout en tenant auprès de ses militants des discours basés sur une lecture littérale du Coran.

En 1994, il crée l’association Musulmans et Musulmanes de Suisse (MMS). Il a également été professeur au collège de Saussure et a enseigné durant deux ans à l’université de Fribourg sur l’islam.

En 2005, sa popularité lui vaut d’être invité à participer à un groupe de réflexion sur l’extrémisme islamique au Royaume-Uni, lancé par le Premier ministre de l’époque, Tony Blair. En 2011, il prend la tête du Centre de recherche sur la législation islamique et l’éthique (CILE), fondé la même année au Qatar. Cependant, sa popularité et son intouchabilité commencent à diminuer.

À plusieurs reprises, il sera interdit de territoire — notamment en France après les attentats de 1995, mais également aux États-Unis en 2004.

« Tariq Ramadan bénéficiait d’une légitimité historique, étant l’un des petits-fils de Hassan al-Banna », estime Franck Frégosi. « Il a connu une grande notoriété à une époque, car il s’exprimait en tant que musulman européen et a toujours tenté de rester indépendant des organisations islamiques en Europe, notamment des Frères musulmans. Cependant, son influence a grandement diminué avec ses démêlés judiciaires. »

En effet, en 2017, il est accusé de viol et de harcèlement sexuel par plusieurs femmes, ce qui va porter un coup fatal à sa popularité. Pour se défendre, il évoque des relations sexuelles extraconjugales consenties, mais la plupart des institutions qui travaillaient avec lui prennent leurs distances. Le procès est actuellement toujours en cours en France. Il est cependant reconnu coupable et condamné par la Suisse en 2024 pour des faits similaires.

La Belgique, carrefour des Frères musulmans en Europe

Les Frères musulmans se sont imposés progressivement en Belgique à partir des années 1980 grâce à leur dynamisme associatif et leur capacité d’organisation. Ils compteraient aujourd’hui plus de 39 associations, incluant écoles, mosquées, œuvres caritatives, think tanks et mouvements scouts, selon un rapport des renseignements belges daté de 2022.

Selon la chercheuse Brigitte Maréchal, la branche syrienne des Frères musulmans va s’implanter en Belgique et donner naissance, en 1985, à la mosquée al-Khalil à Molenbeek, actuellement la plus grande mosquée de Belgique, qui abrite plusieurs écoles ainsi que la Ligue d’Entraide Islamique. Son premier imam est Mohamed Toujgani, un Marocain jouissant d’un charisme important. Selon Brigitte Maréchal, « son discours noue des liens avec une démarche néo-salafiste, mais il se caractérise avant tout par une proximité avec la forte tradition politique des Frères musulmans ». Il sera également nommé président de la Ligue des imams de Belgique. Très influent, il formera ou influencera de nombreux jeunes prédicateurs en Belgique. Cependant, la présence de nombreux réseaux djihadistes au sein de la mosquée incitera les autorités belges à prononcer son expulsion en 2021, même s’il est depuis revenu dans le pays. De par son discours très proche des salafistes, certains chercheurs estiment que Toujgani serait davantage salafiste que véritablement frériste.

Selon le journal belge Le Vif, les Frères musulmans détiennent également le Complexe éducatif et culturel islamique de Verviers, qui dirige la mosquée Assahaba, la plus grande de Wallonie. Le centre propose de nombreuses activités : cours d’arabe, école de soutien scolaire, formations, conférences, activités sportives, etc.

L’influence des Frères musulmans s’est aussi étendue au niveau européen avec la création, en 1989, de la Fédération des organisations islamiques en Europe (FOIE). Décrite par une enquête du média l’Express datée de 2005 comme la « maison mère » de l’UOIF, elle puiserait, toujours selon le média, « ses références dans la doctrine des Frères musulmans ». Constituée de nombreux membres de l’UOIF, la FOIE est basée depuis 2007 en Belgique, mais se réunit également régulièrement à Istanbul. Elle a été rebaptisée en 2020 Conseil des musulmans d’Europe (CEM). Son but est d’influencer les institutions européennes afin de défendre ses idées et ses valeurs.

En 1997, l’organisation fonde le Conseil européen de la recherche et de la fatwa à Dublin, en Irlande. Son président est alors Youssef al-Qaradawi, prédicateur égyptien considéré comme le guide spirituel des Frères musulmans. De 1996 à 2013, il anime également l’émission très populaire Al-Sharia wal-Hayat sur Al Jazeera. Le but du conseil est alors d’unifier la jurisprudence islamique et les fatwas pour les musulmans européens. Le conseil semble actuellement inactif, ses dernières activités publiques sur son site datant de 2020.

En 1996, la FOIE est également à l’initiative du Forum des organisations européennes musulmanes de jeunes et d’étudiants (FEMYSO), qui regroupe 32 associations issues de 22 pays européens. Selon le rapport sur l’influence des Frères musulmans en France, l’organisation a participé en 2022 à l’élaboration de la campagne de communication du Conseil de l’Europe présentant le hijab comme un symbole de liberté.

Une perte de vitesse

Si les Frères musulmans ont connu un essor au début de leur installation en Europe francophone, ils sont depuis sur la voie du déclin. « Les mouvements que l’on peut identifier comme héritiers des Frères musulmans sont, à l’heure actuelle, en perte de vitesse par rapport à d’autres dynamiques de l’islam », confirme Franck Frégosi.

« Ils ont clairement fait preuve de pragmatisme en trouvant des accommodements avec les législations séculières occidentales et sont même entrés dans un système de partenariat avec les pouvoirs publics. De façon conjointe, leurs élites sont entrées dans un processus de notabilisation qui les a peu à peu coupées d’une base jeune, plus militante, plus méfiante vis-à-vis de la politique des pouvoirs publics envers l’islam », estime-t-il.

De plus, les Frères musulmans ont également fait face à l’essor du salafisme, qui, grâce notamment à des influenceurs sur les réseaux sociaux, a su captiver une audience musulmane plus jeune. Un constat partagé par le rapport sur l’influence des Frères musulmans en France, qui cite notamment les procédures de résiliation du contrat d’association de plusieurs écoles menées par l’État, mais également la baisse constante des effectifs de la confrérie dans le pays.

Une réalité qui n’explique pas réellement le poids politique donné à ce rapport, ainsi que l’instrumentalisation qui en a découlé. « L’usage politique de ce rapport pose question, affirme Franck Frégosi, d’autant qu’il y a parfois des glissements entre ceux qu’on appelle les Frères musulmans, les salafistes ou d’autres groupes, alors qu’ils ne relèvent pas du tout de la même logique, ni ne se réclament de la même lecture littéraliste de l’islam. »

Un flou assumé par les auteurs, qui affirment que « le rapport traite de l’islamisme municipal très militant, plus que des Frères musulmans en tant que tels ».

Dès lors, on peut s’interroger sur les raisons qui ont poussé le gouvernement français à demander un rapport sur le mouvement des Frères musulmans, en déclin depuis plusieurs années, au lieu de s’intéresser, par exemple, à l’influence du salafisme, bien plus dynamique.

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