À la fin du mois d’octobre, alors que le gouvernement fédéral des États-Unis est entré dans son trentième jour de shutdown, le président Donald Trump a lancé un appel retentissant : il exige que le filibuster soit supprimé afin de permettre aux républicains de faire adopter leurs lois sans dépendre des voix démocrates. Selon lui, il est temps de jouer l’option «nucléaire», c’est-à-dire de faire sauter cette règle et de revenir à un vote à la majorité simple, comme à la Chambre des représentants.
Cette pratique du filibuster
Mais que veut dire donc filibuster ? On vous explique.
Le filibuster est une tactique propre au Sénat américain, permettant à une minorité de bloquer ou retarder un texte. Contrairement à la Chambre des représentants, où le temps de parole est limité, le Sénat autorise des débats sans contrainte de durée.
Autrefois, cela donnait lieu à de véritables marathons oratoires : en 1957, le sénateur Strom Thurmond parla plus de 24 heures pour tenter de bloquer une loi sur les droits civiques. La pratique remonte au premier congrès : dès 1789, le sénateur William Maclay notait que certains collègues cherchaient à «parler jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour voter».
Aujourd’hui, le filibuster est surtout procédural : il suffit qu’un sénateur annonce son intention de l’utiliser pour que le texte ne puisse avancer qu’avec 60 votes favorables. La menace seule suffit donc à paralyser le Sénat.
Le filibuster n’est pas inscrit dans la Constitution, mais constitue une règle interne institutionnalisée du Sénat, respectée depuis des siècles. Il peut toutefois être modifié par les sénateurs, ce qui explique certaines exceptions récentes, par exemple pour les nominations présidentielles.
Une règle née par accident
Le filibuster n’a pas été prévu par la Constitution : le texte fondateur se contente d’autoriser chaque chambre (la Chambre des représentants et le Sénat) à fixer ses propres règles. Selon senate.gov, l’origine du filibuster remonte à 1806, lorsque le vice-président Aaron Burr suggéra de simplifier le règlement du Sénat.
En supprimant par inadvertance la règle permettant de clore un débat à la majorité simple, il créa sans le savoir un vide qui rendit les discussions potentiellement illimitées. La première obstruction officielle est enregistrée en 1841, lors d’un débat sur la création d’une banque nationale.
En 1917, sous la présidence de Woodrow Wilson, le Sénat adopte la règle de la « clôture » (Rule XXII) : il faut alors les deux tiers des voix pour mettre fin à un débat. En 1975, le seuil est abaissé à trois-cinquièmes (60 voix) – la règle actuelle.
Toujours selon le site du Sénat, cette réforme visait à fluidifier les débats, mais elle a paradoxalement rendu le filibuster plus fréquent et plus facile à déclencher.
Un mot d’origine pirate
Le mot filibuster vient de l’espagnol filibustero (littéralement «flibustier»), qui désignait à l’origine les corsaires et aventuriers du XVIᵉ siècle attaquant les navires marchands dans les Caraïbes.
Au XIXᵉ siècle, il entre dans la langue anglaise pour désigner les mercenaires américains engagés dans des insurrections en Amérique latine, avant de prendre un sens politique : celui d’un élu qui «pirate» le débat parlementaire pour en détourner le cours.
Dès le milieu du XIXᵉ siècle, le filibuster devient ainsi le symbole d’un sabotage institutionnalisé, utilisé par des sénateurs pour retarder ou empêcher l’adoption d’un texte.
Le cœur du problème politique
Le Parti républicain détient aujourd’hui la majorité simple au Sénat (53 sièges sur 100). Mais si un sénateur menace de recourir au filibuster, il faudra 60 voix pour mettre fin au débat et permettre un vote sur le texte – un seuil que les républicains ne peuvent atteindre sans le soutien d’au moins sept démocrates. Ces derniers utilisent donc la procédure pour bloquer les projets de loi et forcer la majorité à négocier.
Il ne s’agit plus de débats interminables à la tribune : le simple fait de refuser le consentement unanime à limiter le débat suffit à enclencher le mécanisme. Concrètement, dès qu’un projet de loi fait l’objet d’une menace de filibuster, le chef de la majorité dépose une motion de clôture, qui ne peut être adoptée qu’à 60 voix.
S’il obtient ce seuil, le débat est clos au bout d’un délai supplémentaire de trente heures, après quoi le projet de loi peut être soumis à un vote à la majorité simple. S’il échoue, le texte est mis de côté : on dit alors qu’il a été filibusté.
Comment savoir si un débat est en filibuster ? On le reconnaît au dépôt d’une motion de clôture par le chef de la majorité et au compte des 60 voix nécessaires pour la briser. C’est ce vote de clôture – et non un discours – qui matérialise aujourd’hui le filibuster.
Un frein démocratique majeur
Le think tank américain Brennan Center for Justice rappelle que le filibuster a longtemps servi à bloquer les grandes lois sur les droits civiques : anti-lynchage, égalité raciale, fin des taxes électorales. Aujourd’hui, il permet à 41 sénateurs seulement de bloquer des projets soutenus par une majorité.
Cette dérive a entraîné une chute spectaculaire de la productivité du Sénat : dans les années 1950-60, plus de la moitié des textes introduits étaient adoptés ; aujourd’hui, moins de 4 % le sont.
Pour ses détracteurs, cette règle a transformé la Chambre haute en un cimetière législatif, où la minorité étouffe toute réforme, qu’elle porte sur le climat, la santé ou les droits de vote.
Certains soulignent aussi qu’un filibuster peut être multiplié à chaque étape – sur la motion d’ouverture, sur les amendements, sur la version finale –,ce qui fait perdre des semaines à la majorité.
Les exceptions : la procédure de réconciliation
Pour contourner cette obstruction, les sénateurs ont créé une exception : la procédure budgétaire dite «reconciliation», qui permet d’adopter certains textes à 51 voix seulement.
À l’origine réservée à l’harmonisation des budgets entre les deux chambres, elle a servi à faire passer des réformes majeures : les baisses d’impôts de Bush, des parties de l’Obamacare ou encore des programmes énergétiques.
Mais cette solution, limitée aux mesures ayant un impact direct sur les finances publiques, pousse souvent le Congrès à réécrire artificiellement les lois pour les faire rentrer dans ce cadre.
Les arguments des défenseurs
Pour les think tanks conservateurs comme la Heritage Foundation ou le Cato Institute, le filibuster reste un rempart contre la tyrannie de la majorité. En exigeant 60 voix, il oblige les sénateurs à rechercher un consensus bipartite, évitant que des lois impulsives ou idéologiques soient adoptées à la hâte.
Ils rappellent que le Sénat fut conçu comme une chambre de tempérance, où les passions politiques doivent être «refroidies».
Supprimer le filibuster reviendrait, selon eux, à transformer la Chambre haute en une simple copie de la Chambre des représentants, dominée par la majorité du moment et donc plus sujette aux excès partisans.
Situation actuelle
La situation de 2025 illustre cette crise de gouvernabilité. Le blocage budgétaire, la fermeture prolongée des administrations et l’impossibilité pour la majorité de gouverner sans 60 voix relancent le débat sur la légitimité du filibuster.
Ironie du sort : si la règle impose 60 voix pour légiférer, elle-même peut être abolie à 51 voix, par simple vote majoritaire – ce que Donald Trump appelle «l’option nucléaire».
Alors que les États-Unis traversent une paralysie gouvernementale historique, la question n’a jamais été aussi brûlante : faut-il abolir le filibuster pour restaurer l’efficacité du Congrès, ou le préserver pour protéger la minorité ?




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