
Regain d’activité concernant l’enquête sur l’explosion au port de Beyrouth, survenue le 4 août 2020. Deux fronts judiciaires se dessinent: celui du juge d’instruction Tarek Bitar, toujours empêtré dans les procédures intentées contre lui et celui d’Igor Grechushkin, le propriétaire présumé du Rhosus, détenu en Bulgarie. En parallèle, Beyrouth et Paris ont rouvert le dialogue pour renforcer leur coopération judiciaire, un signal perçu comme une tentative de relancer la quête de vérité.
Tarek Bitar face à la justice: une audience décisive en novembre
Alors que l’enquête piétine depuis des années, le juge Tarek Bitar doit comparaître le 4 novembre prochain devant le magistrat désigné ad hoc, Habib Rizkallah, dans le cadre des poursuites engagées contre lui par l’ancien procureur général près la Cour de cassation, Ghassan Oueidate.
Ce dernier l’accuse d’«usurpation de pouvoir» et de «rébellion contre la justice», des chefs d’accusation remontant à janvier 2023. À la même période, M. Oueidate avait également émis à son encontre une interdiction de voyager, toujours en vigueur.
Selon des sources judiciaires proches du dossier, cette mesure pourrait être levée par l’actuel procureur général, Jamal Hajjar, «à condition qu’une demande officielle lui soit adressée». Or, et toujours toujours ces mêmes sources, le juge Bitar refuserait, par principe, de solliciter une telle levée, considérant la décision «illégale et infondée».
L’audience du 4 novembre se limitera donc aux recours déposés contre lui, sans aborder la question de l’interdiction de voyager.
Une thèse à laquelle n’adhèrent pas d’autres juristes qui estiment qu’une fois les décisions «illégales et infondées» du procureur Oueidate annulées, celles-ci le sont dans leur totalité, y compris celle relative à l’interdiction de voyager.
Le dossier Grechushkin: dans l’attente du verdict bulgare
En parallèle, le sort d’Igor Grechushkin, citoyen russo-chypriote et propriétaire présumé du Rhosus (le navire ayant transporté en 2013 les 2.750 tonnes de nitrate d’ammonium à l’origine du drame), retient toute l’attention.
Arrêté le 5 septembre à l’aéroport de Sofia sur la base d’une notice rouge d’Interpol émise à la demande du Liban, M. Grechushkin est aujourd’hui au cœur d’une bataille judiciaire complexe.
De fait, les autorités libanaises, par l’intermédiaire du parquet de cassation, du ministère de la Justice et du ministère des Affaires étrangères, se sont empressées de transmettre l’ensemble des documents requis pour l’extradition d’Igor Grechushkin, assortis d’un engagement à ne pas appliquer la peine de mort en cas de condamnation.
La balle est dans le camp des autorités bulgares. Celles-ci pourraient soit maintenir M. Grechushkin en détention, soit restreindre sa liberté de mouvement, en lui interdisant de quitter le territoire, soit l’extrader au Liban. En attendant, M. Grechushkin se bat pour sa remise en liberté.
On rappelle, dans ce contexte, que l’arrestation, effectuée comme susmentionné, sur la base d’une notice rouge d’Interpol émise à la demande du Liban, a conduit le tribunal de Sofia à prolonger sa détention au-delà du délai légal de 40 jours.
«M. Grechushkin a donc fait appel de la décision prolongeant sa détention. La justice bulgare ayant rejeté sa première demande de libération, le dossier est désormais entre les mains de la cour d’appel de Sofia», précise-t-on de source judiciaire bien informée.
Bien qu’aspirant à le faire, le juge Bitar n’a toujours pas demandé – contrairement à certaines informations relayées par les médias – à interroger Igor Grechushkin sur le sol bulgare. C’est, du moins, ce qu’ont confirmé à Ici Beyrouth plusieurs sources judiciaires suivant de près le dossier.
Il convient de souligner, à cet égard, que le magistrat prévoit entendre M. Grechushkin pour éclaircir les zones d’ombre entourant la cargaison: sa destination réelle, les circuits de financement du navire et les responsabilités internationales dans l’acheminement du nitrate d’ammonium.
D’après les informations recueillies, si la Bulgarie venait à refuser le transfert du propriétaire du Rhosus, le juge Bitar se préparerait à la possibilité d’un interrogatoire à distance, par visioconférence, dans le cadre d’une coopération judiciaire formalisée entre les deux pays.
Il convient toutefois de souligner que, même dans ce cas, le magistrat ne pourrait pas interroger M. Grechushkin directement. Qu’il décide de se rendre en Bulgarie (dans l’hypothèse où l’interdiction de voyager serait levée), de procéder à une audition à distance ou de recourir à une commission rogatoire (après accord des ministères de la Justice et des Affaires étrangères libanais et bulgares), M. Bitar ne pourrait le faire qu’à travers les magistrats bulgares. Autrement dit, il devrait soumettre ses questions aux autorités judiciaires bulgares, qui se chargeraient de l’interroger.
Une coopération franco-libanaise relancée
Sur le plan diplomatique, la journée de mercredi a été marquée par une rencontre, au palais de justice de Beyrouth, entre le président du Conseil supérieur de la magistrature, le juge Souheil Abboud, et une délégation judiciaire française conduite par Laureline Peyrefitte, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère français de la Justice.
Les discussions ont porté sur le renforcement de la coopération judiciaire entre les deux pays, tant dans le dossier du port que dans ceux relatifs à la corruption et au financement illicite. Un plan d’action commun a ainsi été convenu: échanges d’informations accrus, appui matériel au corps judiciaire libanais et activation du Fonds d’entraide des magistrats.
Une initiative saluée à Beyrouth, où certains y voient un signal politique fort en faveur de l’indépendance de la justice libanaise.
Cinq ans après: la justice en sursis
Cinq ans après le 4 août 2020, les familles des victimes attendent toujours que justice soit rendue. Longtemps paralysée par des ingérences politiques et des recours successifs, l’enquête pourrait (peut-être) sortir de sa torpeur.
D’autant plus que tant le président Joseph Aoun que le Premier ministre Nawaf Salam ont affirmé vouloir protéger l’indépendance du pouvoir judiciaire et accompagner le travail du juge d’instruction dans le cadre de cette affaire.
L’éventuelle extradition d’Igor Grechushkin, ou à défaut son interrogatoire en Bulgarie ou par visioconférence, pourrait marquer une étape décisive pour retracer la chaîne de responsabilités, de l’origine du chargement en Géorgie à son stockage meurtrier dans le port de Beyrouth.
Combinée à la coopération relancée avec la France, cette dynamique offre un mince mais réel espoir: celui que, cinq ans après la catastrophe, la vérité finisse par remonter à la surface.
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