
Le Moyen-Orient traverse une phase de recomposition profonde. L’Iran, longtemps au cœur des tensions régionales, voit son influence s’éroder après des années de guerres par procuration et sa confrontation directe avec Israël.
Ce recul ne signifie pas un apaisement: il ouvre au contraire un espace stratégique qu’un autre acteur, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan, s’emploie désormais à occuper.
Avec ses interventions militaires en Libye, en Syrie ou en Somalie, sa politique maritime agressive en Méditerranée orientale et une diplomatie jouant de l’ambiguïté entre l’Otan et ses rivaux, Ankara donne le sentiment de reprendre à son compte des méthodes qui rappellent celles de Téhéran.
De l’islamo-nationalisme à la projection régionale
Selon le think tank américain The Washington Institute, Erdogan a repris les méthodes autoritaires de Mustafa Kemal (dit Atatürk), fondateur de la République turque, mais au service d’un projet islamiste et conservateur: «Erdogan dispose désormais des mêmes leviers, mais il ne partage pas les valeurs d’Atatürk: il veut une société tournée vers le Moyen-Orient, politiquement islamiste et socialement conservatrice.»
Le think tank rappelle aussi qu’Erdogan s’appuie sur les réseaux des Frères musulmans comme levier d’influence: le président turc voit les Frères comme un multiplicateur d’influence, raison pour laquelle il soutient le Hamas, version palestinienne de la confrérie.
La stratégie de la «patrie bleue»
La Foundation for Defense of Democracies (FDD), autre think tank américain, souligne que le laboratoire de cette révision géopolitique fut la Libye. En 2019, Ankara a soutenu le gouvernement de Tripoli en échange d’un accord maritime contesté: ce dernier étendait largement les revendications turques en Méditerranée, défiant les frontières maritimes reconnues de la Grèce.
Ces initiatives s’inscrivent dans la doctrine du «Mavi Vatan» (patrie bleue), concept forgé par des officiers turcs et qui revendique pour Ankara une zone maritime de plus de 460.000 km² en Méditerranée orientale, Égée et mer Noire.
Elle sert de justification à une politique navale offensive, combinant exploration gazière, déploiement militaire et diplomatie de contrainte. Pour Athènes et Nicosie, cette doctrine est l’équivalent maritime de l’expansionnisme iranien au Levant.
Une projection inquiétante
Selon la FDD, la militarisation du nord de Chypre illustre cette expansion: «Depuis 2021, la Turquie a déployé des drones armés (Akinci, Bayraktar) et positionné des missiles antinavires Atmaca.» Avec une portée de plus de 200 km, ces missiles constituent «une menace directe pour les actifs énergétiques offshore d’Israël».
Toujours selon la FDD, la Turquie exploite également sa base militaire en Somalie, la plus importante hors de ses frontières: «Cette base pourrait servir de tremplin pour des opérations ou déploiements de missiles visant des centres urbains israéliens.»
La Syrie, relais de l’influence iranienne
La Syrie est un théâtre central pour comprendre la montée en puissance turque. Après la chute de Bachar el-Assad en décembre 2024, la FDD note qu’Erdogan considère Ahmad el-Chareh comme un dirigeant-proxy malléable et s’emploie déjà à reconstruire l’armée syrienne sous conduite turque, tout en rappelant que plus de 20.000 soldats turcs restent déployés en Syrie.
Israël y voit une tentative claire de remplacer l’Iran comme parrain principal de la Syrie. Cette ambition s’est illustrée quand l’aviation israélienne a détruit en avril un site à Palmyre juste avant l’arrivée de militaires turcs. Pour Tel-Aviv, la Turquie n’agit pas seulement comme un voisin opportuniste, mais comme un rival stratégique visant à s’installer durablement là où Téhéran s’était imposé.
De plus, Ankara a longtemps soutenu des groupes jihadistes en Syrie, dont Hayat Tahrir al-Cham (HTC). D’après la FDD, «tout au long de la guerre civile, Erdogan a renforcé des milices liées à Al-Qaïda sous l’étiquette de l’Armée nationale syrienne». Aujourd’hui, ces milices forment le cœur du nouvel appareil sécuritaire syrien, accentuant la dépendance de Damas vis-à-vis d’Ankara.
Diplomatie de l’ambiguïté et tentation des BRICS
Selon le think tank américain Atlantic Council, la singularité turque réside dans une «ambiguïté stratégique et équilibrée»: en dialoguant avec la Russie, l'Otan, l'Ukraine et l'Iran.
Mais cette posture a ses limites. Le média américain Long War Journal, lié à la FDD, souligne que «la Turquie a renouvelé son intérêt pour rejoindre les BRICS et s’est heurtée à un nouveau refus». Plus troublant encore: «La Turquie possède les S-400 russes tout en réclamant des F-35 et F-16 américains.»
La FDD souligne que la Turquie n’est pas un acteur bénin cherchant la paix, mais une puissance révisionniste exploitant l’instabilité.
Cependant, l’Atlantic Council rappelle que la capacité de médiation d’Ankara a une valeur réelle dans un système fragmenté.
Ankara n’est donc pas un clone de Téhéran, mais en adopte certaines méthodes – projection militaire, soutien à des acteurs islamistes, défiance envers l’Occident – tout en restant membre de l’Otan et en cultivant des marges de manœuvre diplomatiques. C’est ce mélange qui rend peut-être la Turquie plus imprévisible, et potentiellement plus difficile à contenir que l’Iran.
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