
L’acteur sud-africain John Kani, 82 ans, raconte sa lutte contre l’apartheid et sa vision d’un art qui interpelle les puissants. Admis à l’Académie des Oscars, il porte désormais la voix de l’Afrique sur la scène internationale.
Légende des planches en Afrique du Sud, John Kani fend les gradins de sièges rouges du théâtre portant son nom à Johannesburg dans la foulée d’une interview à l’AFP, à la recherche d’un fauteuil précis.
«Je pense que c’est celui-là!», indique le comédien de 82 ans en pointant le 15E, niché près des escaliers menant à la scène. «C’était le siège de Nelson Mandela!»
Au souvenir d’une représentation interrompue d’entrée par le premier président élu démocratiquement en Afrique du Sud, John Kani éclate de rire.
«Il a lancé: Excusez-moi, est-ce que vous pourriez recommencer depuis le début? J’ai des problèmes avec mes appareils auditifs», raconte l’acteur dans une imitation parfaite de l’accent si reconnaissable de Nelson Mandela.
John Kani vient d’être admis en août à l’Académie des Oscars. Le dramaturge et comédien ayant lutté sur scène contre l’apartheid avait déjà obtenu un Tony Award en 1975, sous le joug du régime de la minorité blanche.
Mais il a acquis sa renommée auprès du grand public international plus récemment grâce à son rôle de T’Chaka dans le blockbuster de Marvel, Black Panther (2018), puis à son doublage de Rafiki dans les nouveaux films Disney autour du Roi Lion.
La notoriété tardive n’a pas effacé la détresse du temps de ses débuts au théâtre, en 1965: «Une époque où il n’y avait presque pas d’espoir», se souvient l’octogénaire.
«Toute forme de résistance devait être anéantie par le gouvernement de l’apartheid. Quand on n’était pas mort, on était à la prison de Robben Island (un bagne au large du Cap où fut notamment détenu Nelson Mandela, ndlr), condamné à perpétuité... ou alors un réfugié en exil.»
«Tellement d’horreurs»
Jeune, John Kani avait l’intention de rejoindre la clandestinité et de «revenir avec une AK-47» (une kalachnikov, ndlr). Mais ses amitiés avec des artistes blancs, dont le célèbre dramaturge Athol Fugard, l’ont guidé vers le «théâtre de protestation... qui conteste le statu quo, qui garde la liberté chevillée au corps et entretient toujours la flamme».
Des pièces des années 1970 comme Sizwe Banzi est mort et L’Île montraient les réalités de l’apartheid à un public mixte, en protestation aux politiques de ségrégation de l’époque. Ce qui a failli lui coûter la vie.
«Je me tiens devant vous malgré onze coups de couteau. J’ai survécu à une tentative d’assassinat. J’ai passé des jours et des jours à l’isolement en cellule», relate John Kani.
Son œil de verre côté gauche témoigne encore de la violence d’un passage à tabac par la police.
Un peu plus de trente ans après les premières élections démocratiques de 1994, une partie de la jeunesse sud-africaine «n’a pas idée du prix» payé par ceux qui ont lutté pour la liberté, selon lui.
John Kani raconte avoir essayé d’expliquer la vie sous l’apartheid à sa petite-fille en lui disant qu’en tant qu’homme noir, il lui était interdit d’entrer dans un restaurant de Johannesburg, alors réservé aux Blancs, qui existe toujours.
La fillette de 11 ans n’a pas compris : «Elle m’a dit: Pourquoi tu veux manger là? La nourriture y est mauvaise.», en rit encore le grand-père.
«J’ai traversé tellement d’horreurs», se remémore-t-il. «Et je pense que chaque instant, chaque cicatrice sur mon corps, chaque souvenir qui me hante en valait la peine. Parce que désormais, on est des citoyens d’une humanité universelle.»
L’art, un miroir
Reste qu’il craint le retour d’une oppression. «Il y a une tendance... le manque de courage politique dans le monde, le populisme, la montée du conservatisme et des dictatures.»
Sa dernière pièce Kunene et le Roi (2019), qui explore les tensions raciales dans l’Afrique du Sud post-apartheid, a récemment fait sa première américaine au Théâtre Shakespeare de Washington.
«Quand un camion de l’ICE (les services de l’immigration américains, ndlr) arrive avec des soldats pour chercher des personnes sans papiers, c’est l’Afrique du Sud de l’apartheid», juge le comédien.
«C’est ce que j’ai vécu toute ma vie. On m’a arrêté à 12 mètres de la porte de mon père parce que j’avais oublié mon pass», relate le comédien en référence à ce document obligatoire pour les personnes non blanches du temps de l’apartheid.
L’art «va toujours demander des comptes aux puissants», professe l’acteur. «L’art reflétera toujours la société comme un miroir. Quand tout va bien, on fête ça en chanson. Quand ça tourne mal, on le manifeste en poésie, avec de la colère, et on défile dans rue.»
Son admission à l’Académie des Oscars lui donne l’opportunité de faire entendre une voix africaine, veut croire John Kani: «On peut espérer, qu’en y siégeant, on pourra inciter à s’intéresser davantage à l’Afrique.»
«L’Afrique a besoin d’incubation. L’Afrique a besoin d’aide au développement», exhorte le comédien. «Mais surtout, l’Afrique a besoin d’un budget.»
Son espoir? Qu’un jour il puisse raconter à ses arrière-petits-enfants l’histoire de la disparition d’un monstre qui terrifiait jadis le monde. «Ce monstre s’appelait l’Injustice. Mais les peuples du monde se sont unis... et on l’a vaincu.»
Avec AFP
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