
Dans un pays régi normalement par un État de droit, le secrétaire général du Hezbollah, cheikh Naïm Kassem, aurait été traduit en justice pour atteinte à la sécurité nationale, incitation à la sédition et menace à la paix civile. Le chef de la «tête de pont» des Pasdaran en territoire libanais a atteint en effet son apogée dans la déraison et la divagation, dépassant à cet égard tout entendement.
«Pas de vie au Liban si le gouvernement affronte le Hezbollah», a menacé cheikh Naïm Kassem, allant jusqu’à affirmer qu’il faudra «faire le deuil du pays» (!) si l’exécutif va de l’avant dans sa décision de saisir les armes du parti. Et d’ajouter que sa milice est déterminée à mener (contre l’armée) une bataille semblable à celle de Karbala pour préserver son arsenal militaire, faisant assumer au gouvernement «qui exécute les ordres israéliens et américains» la responsabilité de toute confrontation sur le terrain (!). Abondant dans le même sens, le député Mohammed Raad a lancé pour sa part: «La mort plutôt que livrer les armes», soulignant que les décisions prises par le gouvernement (les 5 et 7 août derniers) ont ouvert à la formation pro-iranienne «la route de Karbala»…
L’extrême violence de ces allusions à la mort, ou plutôt au suicide, ainsi qu’à Karbala – l’ultime bataille (perdue d’avance) menée par l’imam Hussein en l’an 680 contre le calife omeyyade, Yazid – refléterait, si l’on se limite au seul contexte libanais, une réaction de panique face au danger imminent. Dans l’esprit hezbollahi, la violence de cette réaction serait un moyen de faire barrage, dans l’urgence, au danger en amplifiant de manière démesurée la détermination démentielle à ne pas livrer les armes, quels que soient les conséquences et les lourds sacrifices qu’une telle attitude en flèche pourrait entraîner. D’aucuns seraient tentés d’établir une similitude avec l’épisode du siège de Massada (non loin de Jérusalem), vers l’an 70 après J.-C., qui s’acheva par un suicide collectif d’un groupe d’irréductibles refusant de capituler face à une offensive romaine.
Mais, wilayat el-faqih oblige, la violence des réactions du directoire du Hezbollah ces derniers jours ne saurait s’expliquer par les seules considérations locales. Manifestement, elle s’inscrit dans un contexte régional fortement tendu et a été télécommandée, en toute vraisemblance, par les va-t-en-guerre du régime iranien. La déraison actuelle pourrait être aussi, entre autres, le reflet des profondes divergences au sein du pouvoir à Téhéran entre les Pasdaran et le courant «modéré», conduit par le président Massoud Pezechkian.
Ces divergences ne sont certes pas récentes, mais depuis la guerre israélo-iranienne, et plus particulièrement depuis les raids aériens américains contre les sites nucléaires iraniens, elles sont de plus en plus étalées au grand jour. La semaine dernière, le président Pezechkian s’est prononcé clairement pour une reprise du dialogue avec les États-Unis, critiquant implicitement l’attitude négative des Pasdaran à cet égard, ce qui lui a valu une virulente campagne menée contre lui par l’aile radicale du pouvoir. Déjà, il y a près de deux semaines, il avait été vivement critiqué pour avoir accordé une interview à un média américain; une interview jugée, de surcroît, trop complaisante par les milieux des Pasdaran.
La radicalisation dans le comportement du Hezbollah – à l’instar, d’ailleurs, de la faction pro-iranienne en Irak – est ainsi en phase avec une nouvelle montée aux extrêmes à Téhéran. Mais s’agirait-il aussi d’une volonté iranienne d’amener les proxys à durcir leur position dans les pays satellites, dans une sorte de compensation concédée à l’aile radicale du régime en contrepartie d’une relance du dialogue avec Washington, prôné par le président Pezechkian? La réponse ne saurait se faire trop attendre.
Pour l’heure, le Hezbollah devra s’accommoder de trois réalités qu’il n’est plus en mesure d’occulter: a) le dernier discours de cheikh Naïm Kassem a cristallisé un très vaste courant transcommunautaire désormais farouchement attaché au désarmement de toutes les milices, sans exception, conformément aux décisions du gouvernement; b) une écrasante majorité de Libanais soutiennent la position du président Joseph Aoun qui ne cesse de relever que le Liban a suffisamment enduré des guerres des autres sur son territoire et de son appui à la cause palestinienne et que, de ce fait, il est grand temps que les Libanais bénéficient d’une vie tout simplement «normale», d’un bien-être largement mérité et d’une prospérité fort attendue; c) comme l’a relevé, fort à propos, le ministre de la Justice, Adel Nassar, lorsque cheikh Kassem affirme sur un ton menaçant et belliqueux qu’il n’y aura «plus de vie au Liban» si l’exécutif s’en prend aux armes du Hezbollah, il rend pratiquement caduc l’argument selon lequel les armes du Hezb ont pour fonction de «défendre le Liban»…
Prisonnier de sa relation organique, idéologique, théocratique, logistique, stratégique, militaire et financière avec le régime des mollahs, le Hezb commet aujourd’hui, sous l’impulsion des Pasdaran, l’erreur fatale de croire qu’il peut impunément, avec arrogance et mépris, imposer indéfiniment aux Libanais de demeurer otages d’un régime rétrograde qui fait fi des aspirations et des spécificités des autres composantes de la société. S’en tenir à cette ligne de conduite, c’est mal connaître le Liban profond, les particularismes libanais et, surtout, l’histoire ancienne et contemporaine du pays du Cèdre…
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