
Le 4 août 2020, la double explosion au port de Beyrouth ravageait des quartiers entiers de la capitale libanaise et faisait des centaines de morts et des milliers de blessés. Ici Beyrouth a interrogé des Libanais de Paris, présents sur place ce jour-là, il y a (déjà) cinq ans.
Mardi 4 août 2020. Une journée en apparence normale dans un Liban en proie depuis plusieurs mois à des crises politique, économique et sociale, ainsi qu’aux ravages causés par l’épidémie de Covid-19. Mais vers 18h, heure libanaise, Beyrouth est frappé par l’apocalypse.
Alors qu’un incendie fait rage dans le port de la capitale libanaise, une gigantesque explosion se produit. L’onde de choc cause des dégâts dans un rayon de plusieurs kilomètres, pulvérisent le port et ravagent des quartiers entiers. Capturées par de nombreux témoins, les images de la déflagration font rapidement le tour du monde. Il s’agit de l’une des plus puissantes explosions non-nucléaires de l’Histoire. Quelque 241 personnes y ont perdu la vie et des milliers d’autres ont été blessées.
Ayant l’habitude de se rendre au Liban chaque été, Serge se souvient de cette journée-là «comme si c’était hier». Arrivé la veille au Liban, il était à Jounieh au moment de l’explosion. L’épidémie de Covid faisant toujours des ravages, «on devait s’isoler quelques jours en arrivant de l’étranger. Je m’étais donc installé seul dans un appartement à Jounieh, loin de mes parents, pour respecter les consignes. Il faisait chaud. Je ne faisais pas grand-chose. Et puis… un bruit assourdissant. L’explosion. Une onde de choc énorme. J’ai cru que c’était à Jounieh même. En fait, tout le monde a cru que c’était juste à côté vu la violence inouie du son. J’ai été figé, choqué», se souvient-il.
«Le sol a tremblé»
D’autres, comme Bertha, rentraient chez eux après avoir terminé leur journée de travail lorsque l’explosion s’est produite. «À la maison (…) j’étais dans la chambre avec ma mère et je somnolais. Il était environ 18 h quand on a entendu un bruit d’avion. Quelques secondes plus tard, la maison a tremblé violemment». Elle précise par ailleurs que la suite est «floue» et qu’elle ne se souvient plus exactement de ce qui s’est passé à ce moment-là. «Je me suis retrouvée par terre, coincée sous des morceaux de bois et des vitres brisées. Ma mère essayait de me réveiller. Mon visage était couvert de sang. J’avais une fracture du crâne et une large coupure sur le front. Mon bras était aussi fracturé, je n’arrivais pas à bouger. On est restées comme ça pendant près de deux heures. Je saignais beaucoup, et il était impossible de trouver un moyen pour m’emmener à l’hôpital. Finalement, ma sœur a réussi à venir nous chercher».
Bertha évoque également les difficultés de sa prise en charge à l’hôpital. «On a fait le tour de plusieurs hôpitaux, tous débordés. J’ai fini par être admise à l’hôpital du Sacré-Cœur. Ca a été très difficile. La douleur était intense, et les conditions étaient chaotiques. J’ai subi plusieurs interventions: une au bras, une au nez et une troisième au crâne. Les médecins m’ont expliqué que les fractures étaient graves, que certaines étaient à quelques millimètres de zones sensibles. Selon eux, j’avais échappé à des conséquences beaucoup plus lourdes, de justesse.»
De son côté, Rita avait également terminé sa journée de travail et se reposait chez elle. «Et puis, un message sur le groupe WhatsApp du bureau: il y a un gros incendie au port de Beyrouth… et peut-être une attaque israélienne. Mon cœur s’est mis à battre plus fort. Je me suis précipitée sur le balcon, et là, cette énorme fumée noire. J’ai commencé à filmer, juste pour partager avec mes collègues. Et quelques secondes après… l’explosion. Un bruit qu’aucun mot ne peut décrire. Le sol a tremblé, j’ai été projetée à l’intérieur, paralysée par la peur». Elle poursuit: «J’étais persuadée qu’on était attaqués, qu’une guerre venait de commencer. Je tremblais, je pleurais, incapable de bouger. Et puis, cette angoisse insupportable: ma mère. Elle habitait près du port. Il n’y avait plus de réseau, plus rien… Je me souviens de ces minutes, elles m’ont semblé une éternité. Quand j’ai enfin réussi à l’avoir au téléphone et que je me suis assurée qu’elle allait bien, j’ai fondu en larmes».
Cyril se trouvait, lui, du côté de Achrafieh. «Je m’étais garé avant la bifurcation qui menait à notre immeuble et je parlais avec une collègue au téléphone. J'ai entendu des sons d'explosions bizarres, et elle m'a dit que c’étaient des feux d'artifice. Je lui ai répondu que ça me semblait bizarre, des feux d'artifice en plein après-midi, surtout qu'on entendait aussi un vrombissement fort, comme celui d'un avion militaire. Et avant même d’avoir pu terminer ma phrase, j'ai ressenti un énorme souffle qui a poussé ma voiture de plusieurs mètres... un son énorme, une poussière rose, des débris et des morceaux de vitres qui tombaient partout comme la pluie», raconte-t-il.
Liliane était également présente à Beyrouth le 4 août 2024. Elle raconte: «J’étais chez moi, à Achrafieh, avec ma mère. Ce jour-là il y avait eu beaucoup de survols aériens. Au début, il y a eu un grondement qui faisait penser à un tremblement de terre. J’étais alors aux toilettes, et ma mère, dehors. Après l’explosion, je me suis retrouvée coincée dans les toilettes et ma mère a été heurtée par une chaise et la bibliothèque. La maison était dans un état catastrophique, avec du verre partout et des vitres cassées».
Les instants, les jours et les mois d’après
Cyril raconte les instants qui ont suivi l’explosion. «Je me suis tourné vers l'ABC pensant que l’explosion avait eu lieu dans le centre commercial, puis vers l'immeuble en face où habitaient un député et un ministre, pensant qu’il s’agissait d’un acte terroriste, mais toute la région était envahie par la poussière, la fumée blanche et les voix des blessés qui hurlaient de peur et de souffrance.» Il raconte par ailleurs qu’il ne pouvait même plus reconnaitre l’entrée de son immeuble, le portail en fer massif étant «plié en accordéon et les baies vitrées éclatées en mille morceaux». «J'ai grimpé les escaliers jusqu’au 3e étage comme un fou pour prendre des nouvelles de mes parents qui venaient juste de rentrer chez eux et qui avaient l’habitude de boire un café ensemble au balcon à cette heure-ci. Heureusement ils étaient sains et saufs, mais la maison était quasi détruite. Il nous a fallu plus de trois mois de travaux pour reconstruire le strict minimum, sans aucune aide ou indemnité du gouvernement sous prétexte qu'il fallait attendre le financement de la caisse, qu'on attend toujours jusqu'à présent», raconte Cyril.
Serge se rappelle également les premières heures qui ont suivi l’explosion. «C’était le chaos. À la télé, les premières images en direct. Et là, la stupeur: l’ampleur du désastre, les bâtiments détruits, les gens ensanglantés, les urgences saturées… J’étais dépassé. Et pendant ce temps, les gens cherchaient leurs proches. Chaque heure, de nouveaux noms étaient annoncés: des personnes retrouvées vivantes… ou non. J’ai ainsi appris qu’une de mes amies, Nicole, n’avait pas survécu. Quelques jours plus tard, j’ai appris la mort de mon coiffeur. Des visages familiers. Des gens que je connaissais. Tout le monde avait perdu quelqu’un, ou connaissait quelqu’un qui avait perdu un proche».
Il explique par ailleurs que les jours qui ont suivi l’explosion ont été «parmi les plus durs». «J’étais scotché à la télé, à regarder encore et encore les images, les témoignages. Un poids sur le cœur», insiste-t-il, expliquant également que, «comme tant d’autres, je n’ai pas pu rester les bras croisés. Je suis descendu dans la rue, avec des groupes de jeunes. On a aidé à nettoyer, à dégager les gravats, à tendre la main à ceux qui n’avaient plus rien».
«Au début, on n’a pas compris ce qui s’était passé. On habite en sous-sol. Lorsqu’on s’est vues ma mère et moi, on est tombées dans les bras l’une l’autre et on s’est mises à pleurer», explique Liliane.
Elle ajoute: «On cherchait à comprendre ce qui s’était passé et à contacter ma sœur qui srentrait chez elle. Heureusement, elle allait bien. Lorsqu’on a compris qu’il y avait eu une explosion, on a commencé à nettoyer les bris de verre et on a préparé une valise pour partir car nous ne pouvions malheureusement pas rester chez nous. C’est alors qu’on a appris que mon oncle se trouvait près de l’explosion. Il ne répondait pas à son téléphone, mais, heureusement on a fini par le savoir en bonne santé. Il est venu chez nous, ensanglanté et couvert de poussière. J’ai essayé de l’emmener à l’hôpital mais il y avait trop d’embouteillages. Il a fini par être conduit avec sa famille à l'hôpital, et nous sommes allées chez ma sœur.» Liliane décrit une atmosphère d’apocalypse. «Il faisait tout noir, il y avait des bris de verre partout, des criaient, qui pleuraient».
Cinq ans après, un traumatisme toujours présent
Aujourd’hui, cinq ans après, les marques du drame sont encore bien présentes dans l’esprit des personnes contactées par Ici Beyrouth. Serge explique, de son côté, qu’il y a eu «un avant et un après 4 août», et que depuis ce jour-là, ses séjours au Liban «ne sont plus les mêmes». «Quelque chose s’est brisé. Je me sens encore fragile, vulnérable. Un simple claquement de porte, un bruit trop fort… et mon cœur s’emballe. C’est resté», conclut-il.
Même son de cloche du côté de Rita, qui dit également sursauter au moindre bruit. «Je suis reconnaissante d’être vivante, que ma famille soit en vie, mais ce qu’on a vu, ce qu’on a ressenti… ça ne s’effacera jamais. Et ce qui fait encore plus mal, c’est de voir que la justice n’a pas suivi. Les responsables sont toujours libres, pendant que des familles pleurent encore leurs morts. Rien ne pourra compenser tout ça.».
«Je suis longtemps restée sous le choc. J’ai suivi une psychothérapie, et j’ai ensuite moi-même effectué un travail de musicothérapie auprès des personnes traumatisées. J’ai senti le poids de cet événement. Presque toutes les personnes parlaient de la guerre et de la mort…», explique Liliane, dont le projet initial, avant ce 4 oût 2020, était de préparer un master à Paris, puis de revenir au Liban pour utiliser cette technique (l’art-thérapie) auprès de ses patients. Mais l’explosion, combinée à la situation économique préexistante, a bousculé ses projets. «Après l’explosion, j’ai eu le sentiment que je pouvais mourir n’importe quand chez moi (…) Jusqu’à maintenant, je ne supporte pas les bruits forts ou soudains».
Vivant aujourd’hui en France, Bertha confie, elle, que «le chemin de la guérison a été long. J’ai dû subir une deuxième opération au bras avec une greffe osseuse, et une autre au nez à cause de problèmes respiratoires. Mais après plusieurs années, j’ai pu reprendre une vie normale.» Elle poursuit, estimant que le 4 août 2020 est une date «qui ne s’efface pas: Je ne pense pas à cette journée tous les jours, mais elle fait partie de moi. Ce que j’ai vécu ce soir-là m’a changée, comme beaucoup de gens. Je gère les choses autrement maintenant. J’ai évolué, avec ce que j’ai vécu. Je vais bien aujourd’hui, mais certains réflexes sont restés. Je suis beaucoup plus sensible aux bruits forts, je sursaute facilement. Et ce qui se passe au Liban ces derniers temps réveille une angoisse que je croyais loin. Même en vivant à distance, on reste connecté. On ressent ce qui se passe.»
Si, comme le dit Jacques Brel, «dans le port d’Amsterdam, il y a des marins qui chantent», dans le port de Beyrouth, il y a encore la douleur et l’ardent désir, pour les proches des victimes – et les Libanais en règle générale – d’obtenir enfin des réponses.
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